Entretien

Maylis de Kerangal, «Canoës» (Verticales Gallimard) : Le désir que ce soit beau met en tension mon écriture.

Maylis de Kerangal - Photo Olivier Dion

Maylis de Kerangal, «Canoës» (Verticales Gallimard) : Le désir que ce soit beau met en tension mon écriture.

Maylis de Kerangal revient avec des nouvelles, sept récits connectés entre eux autour d'une novella se déroulant en Amérique. La lauréate du prix Médicis 2010 fait vibrer à la première personne des voix de femmes, conjuguant l'intensité poétique à la réflexion personnelle.

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Par Sean J. Rose,
Créé le 04.05.2021 à 15h09

Canoës est un ensemble de textes courts tournant autour d'un moyeu : la nouvelle « Mustang ». Qu'est-ce qui vous a incitée à adopter la forme brève ?

Maylis de Kerangal : Après une série de romans, Naissance d'un pont, Réparer les vivants, Un monde à portée de main, j'avais envie de me déplacer vers un autre type de texte et de renouer avec un format que j'ai beaucoup aimé et que j'avais traité dans un ouvrage plus ancien intitulé Ni fleurs ni couronnes (qui ressort en Folio). Pas une nouvelle à la Carver, de trois pages comme un coup de scalpel mais un genre qu'on appelle dans la littérature anglo-saxonne novella, à savoir des nouvelles plus développées qui me permettaient aussi de réfléchir sur le format. Avec un roman, on a devant soi une durée d'écriture. Quand on écrit dans une forme brève, on sait qu'on doit ramasser et saisir une intensité dans un volume plus serré, l'intention précède le geste d'écrire. Cette intention innerve tout le projet fictionnel. Je tente ici d'épouser un mouvement, de dépeindre le chaos ou le flou de l'émotion. Rien à voir avec les romans-machines.

 

Les romans-machines... c'est-à-dire ?

Des récits dont le processus romanesque est une mécanique qui vous mène à destination. La narration y prend en charge une trajectoire avec un début et une fin. Dans Naissance d'un pont, on fore le pied du pont puis on pose le tablier, vient ensuite le câblage. L'histoire avec ses péripéties avance à mesure qu'on construit le pont. De même pour Réparer les vivants, le roman se déploie à mesure que le cœur se transfère d'un corps à l'autre. Je savais dès le départ que le cœur de ce jeune garçon finirait dans le corps de cette jeune femme. Le roman-machine est un roman dont la construction est le moteur de l'intrigue.
 


À rebours de l'architectonique romanesque, diriez-vous que cet autre type d'écriture convoque davantage l'intimité du regard que l'efficacité de l'action ? Qu'il puise dans une ressource d'ordre poétique ?

C'est la raison pour laquelle tous ces récits sont écrits à la première personne du singulier, chose que je n'ai jamais faite sauf pour mon essai À ce stade de la nuit, et mes deux premiers romans, assez anciens. La fiction longue se déploie sinon d'habitude à la troisième personne. Ici la concision d'un texte narré à la première personne a paradoxalement permis la durée de la phrase. J'ai surtout voulu explorer un motif de manière plus rêveuse, plus mouvante. La dilatation du moi permet une expression plus forte de l'intime. On est sur du flux, plus dans l'ampleur de la machine. Une fille ramasse un objet dans un after de fête dans une prairie et se remémore la veille. Cette nouvelle comme toutes les autres pourrait être un embryon de roman. Toutes ont un aspect spectral. On pense au passé, les fantômes reviennent. Le récit se fond dans une forme labile et floue. Cette forme permet des zones d'écriture qui apparaissent certes dans mes romans mais là elle prend toute sa place avec Canoës et m'autorise à m'y situer, à l'habiter. Je n'ai d'ailleurs pas conçu Canoës comme un recueil de nouvelles, mais comme un « roman en pièces détachées », c'est un dispositif narratif en constellation dont « Mustang » est la planète centrale. On retrouve des grands singes, des postes de radio, des oiseaux, un enfant aux yeux chocolat noir, des canoës... Tous les textes parlent entre eux, il y a un phénomène de réverbération. Contrairement à un roman où l'on rassemble, l'ambition était d'instaurer un monde vocal et poétique, de traduire quelque chose de plus dilaté, de plus disjoint. En fin de compte, c'est le « je » qui va les unifier mais c'est une unification souple. Le mot « canoë » qui donne son titre au livre l'indique immédiatement car il exprime cette idée de fluctuation.

 

La nouvelle « Mustang » n'est-elle pas centrale dans le sens où elle subsume à elle seule l'idée de départ : la narratrice part vivre en Amérique ?

C'est un déplacement symbolique et littéral. La jeune femme rejoint avec leur petit garçon son mari outre-Atlantique. Et cette Européenne de se retrouver transposée dans le paysage américain, avec ses grands espaces naturels et tous ses clichés du cinéma non moins réels. À vrai dire, « Mustang » est un texte avec une traçabilité autobiographique assez forte. J'ai vécu deux semestres à Golden dans le Colorado, c'est là que j'ai écrit mon premier roman, Je marche sous un ciel de traîne (Verticales, 2000). Ce que j'essaye de dire dans ce moment américain est notre rapport à la fiction. Quand on arrive dans ce pays au milieu des années 1990 on le connaît déjà, par des séries, des films, des attitudes que tiennent les acteurs, il y a une espèce de grand filtre de Hollywood... L'impression d'un retour, qu'on est déjà venu. « C'est moi qui suis dans l'image », dit la narratrice, comme si les bandes noires des westerns de son enfance, qui ajustent le format cinémascope à l'écran du téléviseur familial, avaient soudain disparu. Les gars ont des Stetson, il y a une école des mines, Golden porte dans son nom la trace de la Ruée vers l'or, tout ça regarde vers cette mythologie. La porosité à la fiction va la déstabiliser, le trouble s'installe et lui permettra de se découvrir.

 

Le passage en Amérique c'est l'occasion de se réinventer, de passer de l'être au faire, de son identité de Parisienne débordée à la conscience de l'action - elle qui n'a jamais conduit, doit prendre le volant...

La Mustang est l'incarnation mécanique, le moteur même du récit. Ce véhicule permet à l'héroïne la bifurcation, la sortie de route, la « dé-route »... Dans mon cas, ce déplacement s'est produit vers l'écriture.

Vous avez eu aussi un accident ?

Oui j'ai réellement embouti trois voitures, la taule était en charpie, j'ai été inculpée de careless driving... je vous passe les détails. Je n'ai pas voulu être aussi littérale. Le rapport du réel à la fiction, sa représentation en art sous-tendent cette novella. Le vrai, le faux, refaire, que veut dire copier, qu'est-ce qu'inventer, à partir de quel moment on crée... ces questions se posaient déjà dans Un monde à portée de main, où Paula, le personnage principal, était peintre en décor.

 

L'écriture même réaliste n'implique-t-elle pas une distance, voire une distanciation esthétique, un regard subjectif qui nous décolle le nez du guidon ?

Si je semble parfois m'écarter de la vocation réaliste, c'est que j'aimerais me départir d'une sorte d'allégeance au réel. Toutes mes fictions se situent dans le contemporain, mais le contemporain n'est pas l'actualité. Le roman n'est pas forcément la caisse de résonance d'un sujet d'actualité, on peut être inactuel en étant complètement contemporain. Écrire a plus à voir avec l'acquisition de cette forme de subjectivité qu'est un style, ce n'est rien d'autre que la formation du regard. Je ne rejette pas la question de la beauté. Depuis mes premiers livres, et cela a pris des chemins différents, l'enjeu de la beauté est omniprésent. Il n'existe pas d'universel, pas de canons. La beauté de la phrase, qui peut être longue, courte, il n'y a pas de règle. Le désir que ce soit beau met en tension mon écriture. Et ces textes brefs donnent sans doute davantage libre cours à ce désir de beauté.

Maylis de Kerangal
Canoës
Verticales Gallimard
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 16,50 € ; 176 p.
ISBN: 9782072945564

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