Rouge Brésil. Chumbo (« plomb » en portugais) débute en 1937 à Belo Horizonte dans le Minas Gerais, au sud-est du Brésil. Oswaldo Wallace est un impitoyable propriétaire de mines et d'usines. Il est prêt à tout, y compris fricoter avec les fascistes, pour empêcher ses ouvriers de se mettre en grève. Père de deux petits garçons, il n'hésite pas à les faire assister au lynchage d'un mineur rebelle. Severino, l'aîné, jamais dupe des fanfaronnades de son père, et Ramires, pourtant en admiration devant ce dernier, sont choqués, mais l'épisode ne soudera pas les deux frères pour autant. Ce sont leurs destinées bien différentes que conte Matthias Lehmann dans ce roman graphique d'inspiration familiale - ses oncles, les frères de sa mère brésilienne, étant les lointains modèles de Severino et Ramires.

Une des grandes forces de cette fresque qui court sur près de sept décennies réside dans l'habileté avec laquelle l'auteur mêle les mésaventures de ses deux protagonistes et l'histoire du Brésil, en particulier depuis l'après-guerre et sa fragile démocratie jusqu'à la dictature et le début des années de plomb, entre 1964 et 1970. Durant ces temps chaotiques, Severino deviendra journaliste, s'initiera à la guérilla et tâtera de la prison tandis que son frère, hâbleur et chaud lapin, passera vite de jeune homme prometteur à bon à rien. Autour d'eux gravitent de nombreux personnages qui ancrent encore davantage le récit dans le réel. Il y a leur mère qui essaie de tenir sa famille envers et contre tout, Ursula, leur jeune sœur idéaliste aux rêves d'émancipation brisés, leur amie Iara, fille de mineur qui deviendra professeur... On croise aussi de terribles figures, comme Porfirio, l'homme de main d'Oswaldo, futur sbire du régime dictatorial et spécialiste de la torture. À travers cette galerie de personnages, Matthias Lehmann embrasse, sans jamais s'appesantir, une multitude de thématiques : la place de la femme, le poids de famille, la religion, l'homosexualité, la liberté d'expression... Il scrute aussi les hommes, leurs passions, leurs errances, leur mesquinerie... Puisant dans sa connaissance intime du Brésil, il reconstitue à merveille le puzzle culturel de cette époque marquée entre autres par les réalisations modernistes d'Oscar Niemeyer et le renouveau de la samba.

Pour tenir sur plus de 350 pages ce récit d'une extraordinaire richesse, Matthias Lehmann compose des planches à l'inventivité sans cesse renouvelée (dessins sur des doubles pages, jeux sur les tailles et formes de cases, insert de faux documents divers...) et malgré tout d'une grande lisibilité grâce à son dessin noir et blanc qui rappelle la bande dessinée indépendante américaine. Véritable tour de force, Chumbo est un album puissant, lumineux malgré les drames, grands et petits, qu'il relate.