Entretien

Manon Garcia, ou comment écrire sur le procès Pelicot

Manon Garcia - Photo Heike Steinweg

Manon Garcia, ou comment écrire sur le procès Pelicot

Dans son nouvel essai Vivre avec les hommes : réflexions sur le procès Pelicot (Climats), qui paraît le 5 mars et revient sur l’affaire des viols de Mazan, la philosophe Manon Garcia engage une réflexion sur les rapports entre hommes et femmes malgré le backlash masculiniste voulant reléguer celles-ci au rang de deuxième sexe.

J’achète l’article 1.5 €

Par Sean Rose
Créé le 04.03.2025 à 21h20 ,
Mis à jour le 05.03.2025 à 10h32

Livres Hebdo : Comment vous est venue l’idée d’écrire sur le procès ?

Manon Garcia : Initialement, j’ai commencé à lire des articles sur le procès. Les analyses m’apparaissaient très unidimensionnelles, j’avais l’impression qu’on passait à côté de plein de choses, alors je me suis dit : qu’est-ce qu’écrire sur cette affaire de manière objective ? En tant que philosophe, cette question m’intéresse : faut-il écrire à la troisième personne ou à la première ? Comment rendre compte du réel ? Paradoxalement, en utilisant la distance de la troisième personne, ne perdrions-nous pas un aspect de l’objectivité ? Le traitement égalitaire des faits n’enlève-t-il pas tout relief à la réalité ? Alors je me suis rendue au procès, juste pour voir. Et là je ne pouvais plus repartir.

Pourquoi cela ?

L’incarnation dans l’espace m’est apparue essentielle pour comprendre : voir dans quel café les gens vont, la manière dont ils vous regardent en sortant du tribunal… Et toutes ces femmes qui venaient en masse pour assister au procès puis des hommes aussi, l’image de Gisèle Pelicot placardée partout dans les rues d’Avignon, les avocats de la défense qui arrachaient chaque matin ces affiches collées par les associations féministes… Tout à coup, ce que je voyais remettait les choses en perspective.

Toutefois, vous ne vous êtes pas faite procureure…

Mon travail ne consiste pas à juger mais à réfléchir à ce qui permettrait un monde meilleur. Même si le procès Pelicot n’est pas un endroit qui invite à énormément d’optimisme dans les rapports entre les hommes et les femmes, la question du diagnostic ne cesse pas pour autant de se poser. D’accord, ça ne marche pas. Mais pourquoi cela ne marche-t-il pas ? Mon rôle de philosophe est bien de passer au-dessus de la colère, du dégoût, de la tristesse, quoique je travaille aussi avec ces émotions-là, pour essayer de construire.

« On avait l’impression d’avoir devant soi une introduction à la domination masculine »

Même s’il relate l’affaire des viols de Mazan, votre livre est bien un véritable essai ; son sous-titre précise d’ailleurs « réflexions sur le procès Pelicot »…

J’ai essayé d’analyser ce procès en partant de concepts : soumission, consentement, masculinité… pour l’aborder de plein de points de vue différents. On comprend que Pelicot recourt à la soumission chimique lorsque sa femme refuse de lui offrir la soumission à laquelle il pense avoir droit. Sur le consentement, on trouve des traces d’un mode de pensée d’un autre âge : certains disent qu’ils ont eu le consentement du mari. Tout ça se passait entre hommes. Le mari donnait sa femme comme il aurait pu donner son cheval ou sa voiture…  L’imaginaire en arrière-plan, comme chez Lévi-Strauss, c’est la femme comme valeur d’échange. À travers le témoignage des mis en examen et les arguments de la défense, se dessinait quelque chose de vertigineux, on avait l’impression d’avoir devant soi une introduction à la domination masculine, une sorte d’illustration du « patriarcat pour les nuls ».

Selon vous, le changement de la loi française relatif au consentement, à savoir la reconnaissance du viol en absence d’accord explicite, ne changerait pas grand-chose dans le fond… Alors comment « vivre avec les hommes » ? 

Ce que nous montre le procès Pelicot, avec ces cinquante hommes dans le box des accusés c’est qu’on a affaire à un problème social. Toutes ces femmes qui étaient là, y compris Gisèle Pelicot, ont beau aimer les hommes de leur vie avec une ferveur, une constance, une gentillesse, un soin sans limite… il se passe quand même ça ! Inversement, ces femmes si aimantes sont invisibles pour ces hommes. J’ai été frappée par ce gender gap d’amour. À quoi l’imputer ? Dans la sociabilisation des garçons et des hommes, on enseigne que ce qui est important est ce qui se passe dans la sphère publique – une affaire d’hommes basée sur la compétition. Selon cette masculinité-là, les femmes ne comptent pas. Avant même de changer le droit, il faudrait prendre conscience de la façon dont les hommes et les femmes « relationnent ». Et commencer par aimer davantage les femmes.

Les dernières
actualités