Dans ce genre de rencontres, par-delà la mort, il n'y a pas de hasard. Habitant lui-même Préaux-du-Perche dans l'Orne, le journaliste-écrivain-photographe Patrick Bard, grand éclectique, a découvert qu'avait vécu là, durant 26 ans, de 1967 à sa mort, un certain Piero Heliczer. Lorsqu'il ne bourlinguait pas entre Londres, New York ou Amsterdam, Heliczer menait une vie tapageuse, et son côté clochard céleste, ses outrances et ses provocations avaient fini par susciter chez ses concitoyens normands, excédés, une réprobation unanime. Il est enterré quelque part dans le cimetière local, sans dalle ni plaque, depuis 1993, après qu'il est mort dans les Yvelines, non loin de Rambouillet, son scooter renversé par un camion.
Il revenait de Paris et avait, comme à son habitude, forcé sur la bouteille. Depuis des années, Heliczer se défonçait au cannabis et à l'alcool, ce qui exacerbait son agressivité, sexuelle en particulier, et la grave schizophrénie dont il souffrait depuis toujours, avec ses voix qui lui demandaient de ressusciter l'Empire romain et de s'en proclamer l'Empereur.
Patrick Bard a surtout compris que cette espèce de clodo qui habitait dans une baraque en ruines et vivait d'expédients, notamment des subsides envoyés depuis les États-Unis par sa mère, Sabina, laquelle lui a survécu, était un être d'exception, au destin hors du commun. Quoique complètement oublié, sauf des rares derniers témoins vivants et de quelques exégètes nostalgiques, et demeuré totalement inconnu du grand public, Piero Heliczer, né en 1937 à Rome, avait été acteur dès l'âge de 4 ans à la Cinecittà fasciste, tournant avec les plus grands réalisateurs. Son père, juif polonais résistant, avait été arrêté, torturé et assassiné par les nazis en 1943. Réfugié aux États-Unis en 1946 avec sa mère et son jeune frère, Heliczer avait participé, jusqu'au milieu des années 1960, à la formidable effervescence intellectuelle et artistique new-yorkaise, réalisant d'innombrables films et écrivant des poèmes hermétiques, côtoyant Warhol, le Velvet Underground et Bob Dylan, qui aurait écrit une chanson sur un de ses textes.
« L'underground, c'est moi ! », avait-il coutume de dire. Il y est presque né, devant se cacher pour échapper à la Shoah. Il a vécu dans l'ombre, il est mort misérable. Heureusement, l'enquête fouillée, empathique et littéraire de Patrick Bard, son voisin, vient le ressusciter. L'œuvre, elle, reste à explorer.
Piero Heliczer, l'arme du rêve
SEUIL
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 21 € ; 432 pages
ISBN: 9782021087758