George Saunders s’est fait connaître en 1996 avec un premier recueil de nouvelles, Grandeur et décadence d’un parc d’attractions (Gallimard, 2001). Du Carver croisé avec l’absurde d’un Kafka ou la paranoïa d’un Orwell. La nouvelle-titre se situait dans un parc d’attractions reconstituant la guerre de Sécession où de vraies milices étaient prêtes à abattre ceux qui entravaient le mimétisme historique mis en place. Le quatrième recueil de nouvelles de George Saunders, Dix décembre, continue de jeter le trouble. L’Amérique ici est encore celle des cols bleus ou ce qu’on appelle la middle-class, les petits cadres surendettés, et la narration toujours auréolée d’une esthétique de récit d’anticipation. Dans "Dix décembre", la nouvelle éponyme qui clôt le recueil de dix histoires, les Netherworlders ou Nethers, "habitants du monde souterrain", enlèvent les humains pour en faire des sacrifices. Chez Saunders, on est non seulement déstabilisé par la situation mais par la manière dont elle est racontée. On est saisi d’un petit vertige polyphonique. "Tour d’honneur" est le récit d’Alison Pope, "à trois jours de son quinzième anniversaire". Quelqu’un à la porte. Est-ce "son futur bien-aimé" ? L’arrivée impromptue d’un livreur est décrite entre répétition de pas de danse en vue d’un bal de fin d’année et racontars de midinette sur tel ou tel garçon. Bientôt la livraison se révèle être le début d’un rapt. A côté, le voisin Kyle Boot, ado pâlot aux allures de scout, a vu là scène. Va-t-il la sauver de ce cauchemar, lui qui ne sait que se plier scrupuleusement aux règles et à la force d’habitude ? Le récit évolue au gré des pensées des personnages, sans prévenir nous voilà dans la tête de l’un ou de l’autre. Détenus cobayes sur lesquels on teste une nouvelle drogue ("L’évadé de la Spiderhead"), journal de bord d’un père de famille raté ("La chronique des Semplica Girls"), vétéran qui pète les plombs ("Le retour")… Sous l’humour noir ou l’ingéniosité verbale, c’est une critique acerbe de l’Amérique de carton-pâte et surcolorisée dopée à l’éthique de l’efficacité que fait l’auteur né au Texas en 1958. Dans "Mon Fiasco chevaleresque", l’employé d’un parc à thème médiéval veut dénoncer l’odieux droit de cuissage du patron sur une de ses collègues… en vain, la logique économique l’emporte. Eloge en creux de l’idéalisme à jamais frustré, Don Quichotte, n’est-ce pas lui le vrai héros de la littérature ? S. J. R.