"Ma vie a perdu sa poésie." Ainsi débute le "journal d’affliction" de Mary Shelley. Un terme volontairement choisi par l’auteure de Frankenstein, qui connaît de sombres heures. Son mari, Percy, vient de mourir en mer, le 8 juillet 1822. Elle n’a que 25 ans lorsqu’elle endosse un veuvage qui s’ajoute à la perte de trois enfants. "La fatalité me persécute… Je suis la victime désignée des désastres et de la souffrance." Tout avait pourtant bien commencé pour Mary, fille du couple avant-gardiste formé par William Godwin (philosophe) et Mary Wollstonecraft (écrivaine féministe). Son coup de foudre pour le poète Shelley l’entraîne à 16 ans seulement vers de nouveaux horizons. Leur amour illégitime suscite le scandale. Marié et père de famille, Percy cumule les dettes et s’attire la désapprobation. Seule sa disparition ravive sa réputation de poète majeur.
Mary n’a pas cet honneur. Rejetée par tous, elle pleure son amour disparu. "La souffrance est mon Alpha et mon Omega." Elle s’étale dans toute sa splendeur entre les pages de son journal, qui la sauve du naufrage. "Feuille vierge, veux-tu te faire ma confidente ?" Loin de raconter son quotidien, Mary déverse son chagrin et son ressenti. Elle s’adresse à son bien-aimé comme pour se raccrocher à un mât, la maintenant debout. La jeune femme souffre terriblement de son isolement. "O combien seule ! Que les étoiles contemplent mes larmes, que le vent boive mes soupirs…" On se croirait dans une pièce de Shakespeare. D’autant que Thanatos ne cesse de sévir. Byron, son ami chéri, rejoint bientôt la longue liste des défunts. Ce "peuple du tombeau" qu’elle est parfois tentée de rejoindre, mais elle doit se raviser.
"Mon avenir repose tout entier sur mon fils. Il me faut tout être pour lui, le père dont la mort l’a frustré, la famille qui lui dénie un monde cruel." Comment faire confiance à la vie lorsqu’elle vous a tout ravi ? "L’espoir m’est interdit, et je ne vois devant moi qu’un combat perpétuel." A commencer par la survie quotidienne. Mary est une battante. Elle tente de se refaire une place dans la société intellectuelle londonienne. Thomas Moore ou Mérimée sont fascinés. D’autres la jalousent ou lui font des coups bas. "La vie est ainsi faite. Nous luttons et tempêtons." Elle refuse la défaite.
"Comment changer le cours de ma destinée ? J’ai du talent, je veux le cultiver pour être digne de mon divin Shelley." Aussi continue-t-elle d’écrire et de s’escrimer pour publier l’œuvre de son mari. Malgré ses propos désespérants, on est ébloui par sa prose sublime qui se lit comme un roman des sœurs Brontë. Son journal, digne d’une héroïne romantique, s’étend sur vingt-deux ans. Il est complété par les propos de la traductrice Constance Lacroix. Une invitation dans un univers, peuplé de personnalités étonnantes. Comme le rappelle Mary Shelley : "j’ai vécu. Extase, allégresse, plénitude, j’ai connu toutes les nuances de la joie". Et de la peine. Kerenn Elkaïm