C’est l’histoire d’un homme qui va voir des prostituées. Il a une femme, deux enfants. Son fils est parfois un peu étrange. Il est médecin et poursuit donc ses consultations. Un jour, une femme venue pour un traitement banal repartira miraculeusement guérie. Elle racontait des histoires et passait beaucoup de temps avec son petit garçon. Il raconta une histoire au médecin pendant le traitement, sur le canapé de cuir noir où il posera ses chaussures. Les choses vont s’enchaîner pour l’homme jusqu’à la fin de son histoire. Bien sûr quelques détails apparaîtront. L’essentiel ne sera que reflets. Par moments, il se souviendra de certaines choses. Puis à son tour, le petit garçon racontera son histoire. Des fils entre elles sont esquissés. Une vie et une journée auront passé. Une journée, c’est parfois toute une vie. ( Jeu de dames , Mario Bellatin, collection Du monde entier, Gallimard) ./.. Ce qui reste, plusieurs jours après l’avoir lu - et c’est donc important puisqu’il reste quelque chose, comme un flottement qui nous accompagne, à chaque fois que l’on revient vers ce livre pour en parler à quelqu’un, comme un ami qui n’est plus mais vit toujours en vous - c’est l’étrange musicalité de ce texte. Elle est presque imperceptible, sans effets spectaculaires, l’ensemble a d’égales passages et des ellipses, qui résonnent comme une suspension du temps. Dans le recueil d’articles de Cécile Guilbert, Sans entraves et sans temps morts (chez Gallimard), est cité à un moment John Donne. “ Dans la tombe, je peux parler à travers les pierres, par la voix de mes amis et par les accents de ces mots que leur amour accorde à mon souvenir... ” Je repense au livre de Chloé Delaume. Un instant suspendu, une voix se pose. Dans le maintenant et cet être-là, ce livre-ci, c’est hier qui nous parle, et cet autre. La chose, et son envers. Elle parle de la perspective, et en dresse. Plus loin, elle fait un beau cut-up d’Artaud. Lit Bret Easton Ellis. Puis, sans être toujours d’accord avec elle, elle s’interroge aussi sur ce qu’est un écrivain contemporain. Laissons de côté le débat autofiction contre littérature engagée, on y reviendra plus tard, sûr. Elle dit une chose simple, importante : “ Evidemment, le style ne suffit pas à faire de la littérature et des phrases qui tiennent dans le temps, mais il n’est pas un seul exemple d’authentique pensée qui se soit exprimée sans style. ” Elle rappelle une chose parfois trop ignorée, des écrivains comme des lecteurs : la langue, la question du langage. ./.. Alors je croise d’autres lectures récentes qui se sont trouvées pendant une conversation avec mon collègue et ami Thomas, lequel écrira bientôt quelques textes ici. On venait de commencer Un petit viol / Un autre petit viol de Ludovic Degroote (paru au Champ Vallon). Notre autre collègue Benoît le lisait aussi. Je préférais la partie plus déconstruite de ce texte poétique, j’aimais bien aussi alterner une partie et l’autre. Quelques temps auparavant, j’avais lu un Dennis Cooper, Salopes (2007, P.O.L.). On parlait de la dilution du narrateur - je pense à présent au terme “ effiloché ”. Parce que ces textes parlent de sexualité, adolescente plutôt, forcée ou voulue, fantasmée, monnayée, on en est venu à évoquer Tony Duvert. J’avais lu à peu près la moitié de Paysage de fantaisie (1973, Editions de Minuit). Je n’aimais pas beaucoup le début mais après oui on voyait la construction, le projet, et surtout j’aimais beaucoup cette alternance de passages de style légèrement différents mais suffisamment pour qu’on reconnaisse ce qui s’y passe, ce qui s’y dit. Et quel(s) narrateur(s) on imaginait. Comme s’il y avait à la fois quelque chose de très dur et de beaucoup plus souple, l’ensemble donnant une idée de la puissance de la littérature. Finalement, plus que le sexe, la violence ou la pédophilie le faisant voisiner avec Cooper (leurs styles étant radicalement différents), ce qui le rapprochait d’un immense auteur, c’était la langue. Je pensais à Claude Simon. Je pensais à La Chevelure de Bérénice (1966, Femmes, Maeght ; 1983, Minuit). A l’entrelacement de cheveux, de souvenirs, de phrases. Et à une musicalité non seulement de la phrase, mais à celle de l’architecture même d’un livre. Comme si les lignes d’un dessin pouvaient chanter.