Commerce

Librairie : objectif vente

Pascal Thuot, librairie Millepages, à Vincennes. - Photo OLIVIER DION

Librairie : objectif vente

En temps de crise, le talent de vendeur peut faire la différence, bien qu'il ne soit pas toujours revendiqué en librairie. Témoignages de libraires qui aiment ça.

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Par Cécile Charonnat
Créé le 13.02.2015 à 18h03 ,
Mis à jour le 04.03.2015 à 12h01

Médiation, conseil, promotion, partage, échange... Que de détours empruntés par les libraires pour ne pas évoquer l'acte qui se cache finalement derrière tout cela : vendre. Commerce culturel, la librairie peine encore à reconnaître et à valoriser le premier terme pour rester très attachée au second. "C'est symptomatique d'une profession orientée produit", souligne Vincent Demulière, ancien dirigeant de la librairie Chapitre-Flammarion à Lyon et auteur d'Inventer ensemble la librairie de demain aux éditions Numeriklivres. "Dans la profession, l'articulation entre les deux aspects, commercial et culturel, demeure floue, ajoute Pascal Thuot, patron de Millepages à Vincennes. Le rapport à la vente est toujours un peu douteux, même chez les jeunes libraires. Certes le débat s'est un peu détendu depuis quelques années, mais il n'est pas encore totalement déverrouillé. Tant que cette question persiste, elle handicape la librairie."

"J'aime le contact avec les gens, les découvrir au travers de la discussion et partager avec eux. Je les questionne beaucoup. C'est indispensable pour pouvoir bien les conseiller." MORGANE MERLE-BARGOIN, IL ÉTAIT UNE FOIS, BILLOM - Photo DR

« JAMAIS UN ALGORITHME... »

Et pourtant, en période de crise et de contraction du marché, la question ne peut plus se poser. La vente doit investir le devant de la scène. "Il faut de plus en plus se décarcasser pour attirer et déclencher des actes d'achat. La présence de vendeurs est essentielle", constatait dans nos colonnes Dominique Lepori, directrice des magasins Gibert de Lyon et de Vaulx-en-Velin (1). Militant de la revalorisation du terme et de la fonction de vendeur, Pascal Thuot va encore plus loin. "Si nos équipes sont performantes sur ce plan-là, l'avenir de la librairie est assuré parce qu'à terme c'est la seule chose qui puisse nous différencier de la librairie en ligne. Jamais un algorithme ne parviendra à la finesse humaine qui permet de trouver le bon livre avec des informations parcellaires. Et quand on réussit cela, on devient vite un héros."

Encore faut-il s'entendre sur ce que signifie vendre. Pour le coup, les libraires partagent la même conception du métier. "Il ne s'agit pas de vendre à l'arraché, comme cela peut être recommandé dans d'autres secteurs. En librairie, il faut pratiquer la vente guidée, qui consiste à accueillir le client, à cerner ses besoins et à y répondre correctement. Créer un lien personnel avec lui pour faire en sorte qu'il revienne. Définie comme tel, la vente n'est pas incompatible avec la librairie", résume Dominique Fredj, qui dirige la librairie Le Failler à Rennes.

Cette définition en apparence simple masque une réalité complexe. La vente en librairie nécessite en effet des compétences multiples, qui tiennent tout autant du bagage culturel, de la technique que du comportement et de la personnalité. De l'avis général, un bon vendeur doit conjuguer goût du contact, capacité à écouter et à s'adapter, ouverture d'esprit, expertise et passion du produit. "L'envie de partager, de transmettre sa passion est capitale. Le libraire doit aimer conquérir les clients", souligne Sylvie Champagne, fondatrice de la librairie Passion culture à Orléans. "Les qualités humaines, l'aisance et la capacité à pouvoir incarner un rôle figurent dans mes principaux critères de recrutement, devant la culture générale ou le volume de lecture, qui sont toujours perfectibles", précise Pascal Thuot, qui avoue que c'est lorsqu'il vend qu'il se sent vivre. Une fibre que cultive également Morgane Merle-Bargoin, qui a repris cet été la librairie généraliste de Billom (Puy-de-Dôme), Il était une fois. "J'aime le contact avec les gens, les découvrir au travers de la discussion et partager avec eux. D'ailleurs, je les questionne beaucoup. C'est indispensable pour pouvoir bien les conseiller et les orienter hors des sentiers battus."

PRENDRE EN CHARGE LE CLIENT

A une vingtaine de kilomètres de là, Aux Volcans d'Auvergne (Clermont-Ferrand), François Andrieux, dans le métier depuis près de vingt ans, plaide pour le retour à un accueil, à une écoute et à un accompagnement total du client. "Nous devons le prendre en charge du passage de la porte jusqu'en caisse et lui donner ce dont il a besoin. C'est un service que nous lui devons et cela nécessite une remise en cause fondamentale de notre comportement : le libraire n'est plus celui qui sait mais celui qui va donner au client le meilleur livre qui lui convient." Pour enfoncer le clou, François Andrieux se définit d'ailleurs comme un vendeur de livres lorsqu'il se trouve en face d'un client. "Le métier de libraire, je le pratique en amont : lorsque j'achète les livres, que je compose mon assortiment et que je le mets en scène, ou quand j'organise des animations ou des festivals."

A l'INFL, on s'emploie également à transmettre ces aptitudes et le goût du client. En formation continue, quatre modules sont dédiés à la vente, dispensés deux à trois fois dans l'année. "La demande existe réellement. Si la vente fait partie des acquis de base que les libraires sont censés maîtriser, il existe tout de même des lacunes. L'erreur courante consiste par exemple à partir du principe que le client sait ce qu'il veut. Or ce n'est pas toujours vrai", note Ophélie Gaudin, responsable de la formation continue. Du côté de la formation initiale, la vente, qui représente le plus gros coefficient à l'examen final du brevet professionnel de libraire, est enseignée de manière très pratique, avec beaucoup de jeux de rôle et de mises en situation en librairie. Ce qui a permis à Rachel Guitton, responsable de la littérature chez Le Failler et qui a suivi ce cursus à Laval, de "[s']organiser et de structurer la vente » : « J'y ai acquis une trame que j'adapte désormais à chaque client." Pour autant, Pascal Thuot, qui accueille régulièrement des apprentis libraires, souhaiterait y injecter une dimension théâtrale. "Parce qu'au fond la vente ce n'est que du théâtre où le client doit devenir un partenaire à qui le vendeur laisse toute la place tout en tenant les rênes du chariot."

S'APPROCHER DU DÉLAI ZÉRO.

Au-delà de la relation directe au client, une bonne part de la vente se fait également de manière indirecte, grâce notamment au merchandising : signalétique, rangement et propreté des rayons, animations des tables, présence de coups de coeur et organisation des vitrines concourent à provoquer l'acte d'achat. "Avec une vitrine à tomber par terre, la vente est déjà à moitié faite. C'est la même chose dans les rayons. Toute la librairie, son organisation, doit aller dans ce sens", estime Patrick Boismoreau, qui officie à Passion culture. Pour François Andrieux, la composition de l'assortiment demeure capitale. "Bien avant le conseil, il faut aussi savoir acheter les livres en fonction de sa clientèle et s'approcher du délai zéro. On répond ainsi au besoin premier du client : trouver le livre qu'il cherche lorsqu'il entre chez nous."

De la même façon, "utiliser des outils commerciaux employés ailleurs, par la grande distribution notamment, n'a rien de honteux. A condition qu'il s'agisse de vendre un ouvrage de qualité, auquel on croit, et qui peine à trouver son lectorat", plaide Delphine Beccaria, de La Sardine à lire à Paris (17e). Pour vendre le livre Shrek de William Steig (Albin Michel), qui a inspiré les dessins animés et qu'elle a beaucoup aimé, elle n'a donc pas hésité à mettre en place en octobre dernier une stratégie marketing complète. Elle a d'abord commencé à parler du livre dès que l'occasion s'en présentait. "Je le dégainais du rayon plus rapidement que mon ombre et je le racontais très souvent à mes clients à la recherche d'un conseil", s'amuse la libraire. Elle s'invite aussi dans les écoles du quartier. En boutique, elle applique les règles du merchandising, place le livre en bonne vue et construit une vitrine thématique sur les monstres dont le livre est le pilier. Dernière étape, elle organise un concours sur le blog de la librairie, pour "lancer le bouche-à-oreille communautaire". Résultat : 19 exemplaires vendus, une dynamique enclenchée et une image différenciée de la concurrence.

(1) Voir LH 895, du 3.2.2012, p. 17.

"Je préfère vendre partout où c'est possible"

 

Marchés, salons, écoles, bibliothèques, à domicile... Pour reconquérir les clients qui désertent les librairies, Mari-Maël Tanneau, fondatrice de Maribrairie à Concarneau, choisit d'aller à leur rencontre.

 

Mari-Maël Tanneau- Photo CÉCILE CHARONNAT

Pour cause d'accouchement imminent, Mari-Maël Tanneau n'a pas pu participer à la journée Passion commerce organisée le 30 janvier au Carrousel du Louvre par le réseau des chambres de commerce et d'industrie (CCI) de France. Visant à mettre le commerce de proximité en avant, cette manifestation rassemblait les commerçants repérés par les CCI régionales pour leur dynamisme et leur capacité d'innovation. Seule libraire sélectionnée pour toute la France, la trentenaire y a malgré tout défendu les couleurs de la profession au moyen d'un film de quelques minutes présentant ses différents canaux de vente, heureuse de "pouvoir mettre en lumière un métier qui souffre et dont on ne montre pas suffisamment les aspects dynamiques ou innovants ».

A la tête de Maribrairie, sa librairie spécialisée pour la jeunesse qu'elle a ouverte en 2006 à Concarneau, Mari-Maël Tanneau a choisi le multicanal pour reconquérir une clientèle qui ne vient plus, ou pas, en magasin. "Je ne me vois pas attendre toute la journée les clients à la boutique et je préfère vendre partout où c'est possible. Il me suffit juste d'adapter mon assortiment et ma pratique de la vente aux différents lieux où je me trouve. Je ne vends pas de la même façon dans un salon et dans la librairie, parce que la clientèle y est différente et pas dans les mêmes dispositions. »

Présente sur les marchés régionaux - elle s'y rend environ 130 fois par an -, elle y capte, grâce à ses huit mètres de linéaires et à plus de 400 références ciblées, la clientèle touristique qui ne vient pas jusque dans son magasin de 70 m2, situé à la lisière du centre-ville. Une fois par mois, voire plus, elle participe également à des salons ou organise des journées thématiques dans les écoles et les bibliothèques. Ces manifestations lui permettent de concilier chiffre d'affaires - elle y vend en moyenne un quart de son assortiment présent, entre 400 et 3 000 livres selon les événements -, rencontres et dédicaces avec des auteurs et des illustrateurs, et travail pédagogique sur la chaîne du livre.

LIBRAIRIE À DOMICILE

Pour ses clients locaux, elle a mis en place à la fin de l'année dernière un service de librairie à domicile. Elle propose de se rendre gratuitement chez un particulier où elle présente une sélection, soit de nouveautés et de coups de coeur, soit thématique sur un sujet préalablement défini avec les participants. "Je n'ai rien inventé. Je me suis juste inspirée de ce qui se fait dans d'autres secteurs. Le livre se prête d'ailleurs très bien à cette formule, c'est un excellent support pour instaurer de la convivialité et une ambiance chaleureuse, propice aux échanges et aux achats », souligne la libraire. Sans aucune communication, Mari-Maël Tanneau a déjà quatre visites à son actif, suivies d'achats et de commandes, et trois sont prévues au printemps.

En plus de tous ces déplacements, elle ne délaisse pas Internet, blog, page Facebook et site marchand, même si le succès y est moins probant. "Les ventes y sont minimes, les clients y arrivant souvent via les petits éditeurs avec lesquels je travaille beaucoup. L'idéal serait d'être présente sur un gros canal de diffusion, mais cela me demanderait alors une logistique que je ne pourrais pas gérer toute seule », reconnaît la libraire qui cherche avant tout à s'adapter à ces nouveaux outils et aux pratiques qu'ils engendrent, et à les utiliser "avec intelligence pour promouvoir le livre en toute occasion ».

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