Que ne l’ai-je fait plus tôt !" A la tête de La Femme renard, ex-Scribe à Montauban, en compagnie de Nadège Loublier, Caroline Berthelot se félicite tous les jours d’avoir quitté il y a six ans Au Brouillon de culture à Caen pour plonger dans le grand bain et acquérir sa propre librairie. Le jeu était risqué, avec une bonne dose de stress, un quota de nuits blanches et une masse de travail immense, mais il en a valu la chandelle. Choisie, "la charge est lourde mais belle et stimulante", approuve Sébastien Le Benoist, qui a repris avec Arnaud Velasquez Quai des brumes, à Strasbourg, où ils travaillaient depuis plus de dix ans.
Comme eux, les libraires salariés sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à tenter l’aventure, stimulés par la faillite du réseau Chapitre fin 2014 et la vague de transmissions qui traverse la profession. En 2016, une quinzaine de librairies ont été créées ou reprises par des libraires déjà en poste, qui viennent grossir les rangs d’une nouvelle génération de professionnels. Souvent considéré comme l’une des voies de progression ou l’aboutissement naturel d’un parcours de libraire, ce "passage de l’autre côté du manche" procure une intense satisfaction : du plaisir de façonner une librairie qui leur ressemble, où chaque prise de décision leur appartient, à la joie d’exercer le métier "en toute liberté", comme le revendique Véronique Chassepot, fondatrice de La Briqueterie à Nice. "Etre seul maître à bord, ça n’a pas de prix", confirme Renaud Junillon, libraire puis successeur, avec Alain Bélier, de Michel Bazin chez Lucioles (Vienne).
Source de bonheur et d’une fierté profonde, le voyage qui conduit du statut de libraire salarié à celui de chef d’entreprise ne se fait toutefois pas sans turbulences. Surtout que tous se sont plus ou moins formés eux-mêmes, en prenant conseil auprès des confrères, des représentants et surtout des institutions comme l’Adelc et le Centre national du livre. Si tous ont suivi la formation "création d’entreprise" auprès de leur chambre de commerce et d’industrie locale, la plupart la trouvent trop généraliste par rapport aux particularités notamment comptables du métier de libraire. "Etre libraire depuis plus de dix ans ne rend pas responsable d’emblée. Sur certains points, on remet le compteur à zéro", témoigne Sébastien Le Benoist. Si l’élaboration du projet et sa cohorte de tracasseries administratives sont souvent citées comme une étape éprouvante, le libraire strasbourgeois pointe aussi la difficulté de gérer une équipe, "la question dont on parle le moins alors que tenir un collectif peut se révéler délicat et anxiogène". Appréhension du nouveau personnel, image qui change auprès des ex-collègues, rapports amicaux qui se redistribuent autour d’une nouvelle hiérarchie, méconnaissance des techniques et des outils… Le virage est parfois difficile à négocier, et le cadre délicat à poser. Gaëlle Maindron, ancienne libraire chez Coiffard et repreneuse, avec François Michel, de Livres In Room à Saint-Pol-de-Léon, préconise un "temps d’observation avant d’introduire des éléments de changements. Les employés déjà présents représentent une partie de l’histoire de la librairie, que nous devons respecter." Copropriétaire et dirigeant de La Nouvelle Librairie Guillaume (Caen) depuis six mois, Nicolas Coulmain, qui a conservé deux libraires et embauché deux collègues du Brouillon de culture, considère surtout que "l’apprentissage est mutuel" et joue la carte de la confiance. "Je reste celui qui tranche mais je leur laisse toute latitude", explique le libraire. Prenant le contre-pied de son ancien patron plutôt "opaque sur certains points", Benoît Albert, qui a recréé avec trois associés La Géothèque à Nantes, se montre lui "très transparent" avec sa salariée, qui est devenue le "cinquième homme de la librairie", se réjouit Benoît Albert.
Sur tous les fronts
Autre volet qui s’impose à ces nouveaux patrons, la gestion comptable et financière de l’ensemble de l’entreprise, et non plus du seul rayon. Plus ou moins explorée selon les emplois occupés auparavant, la tâche est d’ampleur et chronophage. Mais elle constitue un passage obligé qui a le mérite de rendre tangibles certains aspects du métier, comme "l’incidence directe entre la fréquentation du magasin, les ventes et le paiement des fournisseurs", souligne François Michel. Accompagnement par le comptable ou construction de tableaux de bord "maison" pour valoriser les achats, anticiper les traites et les charges et surveiller comme le lait sur le feu la trésorerie, chacun emploie la méthode qui lui est propre. Jusqu’à y trouver, là aussi, un certain plaisir. "Découvrir la finesse de l’outil comptable m’a ouvert des portes insoupçonnées sur l’analyse de la librairie", atteste Sébastien Le Benoist. Appréhender tous les leviers de l’entreprise et en comprendre les tenants et les aboutissants a conduit Caroline Berthelot à affiner certaines pratiques et à prendre du recul sur "le quotidien du libraire. Il n’y a aucun geste anodin en librairie, et ça, on le percute vraiment quand notre poste en dépend."
Accepter de délaisser l’invisibilité du libraire salarié pour endosser le costume de notable lié au statut d’entrepreneur constitue également un virage délicat à négocier. "On entre dans un monde différent, surtout dans les villes de province, relève Stéphane Charrier, cofondateur de L’Antidote à Parthenay. C’est d’autant plus vrai que la librairie reste un commerce différent, qui véhicule une image à part." Même si parfois la légitimité n’est pas immédiate et le ou la promu(e) doit "faire ses preuves, notamment quand on est une femme ou auprès de certains clients", signale Sandrine Lebreton, qui a pris la succession de Bernard Courault au Point Virgule à Aurillac.
Mais là encore, assurer la représentation extérieure prend du temps : prendre son bâton de pèlerin pour se présenter auprès des institutions locales, tisser un réseau avec les partenaires culturels, faire parler de soi, montrer que l’on agit, rentrer dans des cercles et sortir de ses murs, "l’activité est quotidienne, au même titre que le conseil et la vente", décrit Cédric Lepecuchelle. Si c’était à refaire, l’ex-libraire de Cultura et de Gibert, qui a ouvert en 2011 Caractères libres dans le petit village de Aups (Var), anticiperait davantage ce pan de son activité.
"Faire le deuil d’une partie de son métier"
Sollicité toute la journée, contraint d’être sur tous les fronts en même temps sans rien négliger, sautant du rôle de "Monsieur Loyal à celui du ministre des Finances", comme l’illustre Michel Deshors, formateur chez Book Conseil, le libraire devenu patron se retrouve finalement dans l’obligation de "faire le deuil d’une partie de son métier, faute de temps pour aller à la rencontre du client", estime Nicolas Coulmain. "C’est parfois frustrant parce que je suis beaucoup à l’extérieur, complète Sandrine Lebreton. Mon banquier est devenu mon meilleur ami et je fais moins ce que j’aime, à savoir être sur le terrain." Mais surtout, à l’image de Pascal Pradon, créateur des Petits Papiers à Auch en 2009, le salarié métamorphosé en dirigeant devient "raisonnable". Ancien responsable des sciences humaines chez Ombres blanches à Toulouse, il revendiquait "le droit de fermer un samedi 2 janvier lorsque Noël avait été exceptionnel. Mais aujourd’hui, dans [sa] librairie, [il] trouve cela impensable".