Ils étaient trente mille miséreux, paysans sans terre, chassés de leur nord natal, au coeur des années 1930, pour s'en aller au sud de Rome, assécher les marais Pontins et les libérer de la malaria. Trente mille et, parmi eux, les Peruzzi. Dix-sept frères et soeurs engagés dans les luttes politiques et les contorsions de "la Botte" dans la première moitié du siècle dernier, venus au fascisme par le socialisme révolutionnaire et la promesse toujours différée de lendemains qui chantent. Cette famille et ce pays, également égarés, cette saga tendre, drôle et cruelle, c'est Canal Mussolini d'Antonio Pennacchi, qui a obtenu l'an dernier le prix Strega (le Goncourt italien), suscitant une belle polémique.
De Pennacchi, les lecteurs français ne connaissaient jusqu'alors que Mon frère est fils unique (Le Dilettante, 2007), adapté au cinéma par Daniele Luchetti. Ce n'était qu'un tour de chauffe en vue de ce Canal Mussolini, oeuvre d'une vie, sa vie, celle des siens, leur chagrin, leurs errements, la disparition conjointe d'une classe sociale et d'une espérance. Confondant peut-être l'écrivain (séminariste converti au fascisme, puis au communisme, au gauchisme et enfin aux vertus modératrices de la social-démocratie...) et ses héros, la critique transalpine a parfois accusé le livre de se rendre coupable de révisionnisme et de réhabilitation. Pourtant, l'accusation ne tient pas. Pennacchi, la soixantaine, n'écrit des romans que depuis dix ans (après trente-cinq ans passés comme ouvrier chez Alcatel), et ce livre est donc une double tentative pour rattraper le temps perdu. Celui passé à ne pas écrire comme celui où les luttes, fussent-elles vouées au dévoiement, étaient sanctifiées par l'innocence qui les menait. Surtout, Canal Mussolini n'est pas plus un roman historique qu'un roman politique ; c'est un western, la conquête non plus de l'Ouest mais du Sud, et de la dignité souillée de pauvres gens, égarée dans un marais qui est d'abord celui dans lequel s'échoua l'Histoire.