28 janvier 1936, sur le quai de la gare d’Arkhangelsk, Dmitri Chostakovitch est un homme mort. Lui qui met tout son génie dans sa musique, et son peu de talent à passer entre les gouttes du réalisme socialiste et de la terreur stalinienne, vient de comprendre que vivre en ne faisant que survivre n’est pas toujours possible. En cause, la représentation deux jours auparavant au Bolchoï, en présence du "petit père des peuples", de son opéra Lady Macbeth. Le compositeur s’est-il cru protégé par cela même qui l’accuse, le succès international de son œuvre ? Toujours est-il que la Pravda titre en une "Du fatras en guise de musique". Et comme une antienne dans l’article, les accusations de "déviationnisme élitiste et bourgeois" et de "suppôt du capital". Ce qui pour l’époque équivalait à promettre à l’intéressé le peloton d’exécution ou, au moins, la Sibérie. Après plusieurs jours d’angoisse et de terreur, d’adieux prématurés à sa femme et son enfant, Chostakovitch gardera la vie sauve (en ces temps de grandes purges, son accusateur se retrouvera à son tour en position d’accusé, sans avoir eu le temps d’instruire son procès), mais à jamais placée, jusqu’à sa mort quarante ans plus tard, sous le signe de la peur, de la privation de la plus essentielle des libertés, celle d’aimer, de créer, de vivre finalement.
Ses lecteurs savent depuis le très beau Arthur & George (Mercure de France, 2007) que le "biopic" est un genre en soi dont Julian Barnes tire le meilleur profit. Ce glaçant et désolé Fracas du temps vient le confirmer. Lors de son récent séjour à Paris pour y présenter son recueil de Mémoires, Né au bon moment, paru chez Rivages, David Lodge a pu publiquement dire que c’était pour lui le plus beau livre de ce temps. C’est en effet une réussite assez impressionnante. A ceux qui peut-être le jugeront ennuyeux, on rétorquera que l’ennui est constitutif de la vie de Chostakovitch, il en est le paradigme ; et surtout, que c’est avant tout une symphonie dédiée à la force de la tristesse. Quoi de plus triste que ce petit homme qui n’a de remarquable que son talent (comment ne pas penser, à son propos, au Météorologue d’Olivier Rolin ?), dépassé par des enjeux qui n’ont rien d’artistique et amené à faire des choix qui ne furent pas toujours ceux de l’honneur. Sans rien cacher d’entre eux, Barnes les expose avec une empathie désolée pour son héros qui rappellera Quand tout est déjà arrivé (Mercure de France, 2014). De bout en bout, cet homme empêché de vivre par les temps et son tempérament est bouleversant. O. M.