Lecteur, membre éminent du "club des vraisemblants", toi qui ne crois qu’aux causes et conséquences, qu’une histoire est l’horizon fini de la littérature, passe ton chemin. Si, en revanche, tu pressens que tout livre est un rapport sur l’enfance, que la beauté, la poésie et l’art y imposent leur ordre mystérieux, si la jeunesse, la tienne, celle de ta génération, t’importe autant que son deuil, alors Rois d’Alexandrie, le nouveau livre de José Carlos Llop, est fait pour toi.
Voilà treize ans et la parution inaugurale de Parle-moi du troisième homme (Jacqueline Chambon, 2005) que Llop est le secret magnifique le mieux gardé de la littérature espagnole. Peut-être est-ce dû au fait qu’il n’a au fond rien d’espagnol - du moins rien de ce que l’on attend trop souvent de ce folklorisme-là -, ni même de catalan. Il est fondamentalement fils de son île natale, Majorque ; insulaire qui laisse venir à lui le grand rêve perdu de l’universalisme européen. Romancier, essayiste, poète et diariste, il n’oublie jamais dans chacun de ses livres d’être tout cela à la fois.
Ici, par exemple. Ces Rois d’Alexandrie, qui lui valurent voici deux ans, lors de la publication en Espagne, enfin une plus large audience, sont ceux de la jeunesse, dans les années 1970, à Majorque d’abord, puis à Barcelone, où, sur fond de rock, de libération des mœurs et de cent mille fleurs écloses, un vieux pays exsangue assistait interdit et plein d’espérance à l’agonie de son bourreau. Le narrateur du livre, réfugié à Paris, se souvient de cette parenthèse que l’on dit enchantée, et qui le fut peut-être, et qui fut aussi, parce que vécue en état d’insurrection poétique, périlleuse, fascinante et jamais tout à fait vaine. "Etions-nous modernes ou étions-nous bizarres ? Nous étions l’un et l’autre, comme on ne l’avait pas été avant nous et comme on ne l’a pas été après […].Nous avons tout connu. Mais le temps nous est tombé dessus comme un déluge […]et même la pluie a fini par oublier et avec elle ce fut comme si nous n’avions jamais existé."
Curieux comme ce livre, éducation sentimentale et artistique dans un Barcelone en ébullition, sonne étrangement en ces jours de résurgence du nationalisme et d’interrogations identitaires. José Carlos Llop, homme des deux rives, d’un ici et ailleurs permanent, sait avec Barthes "qu’il n’est pays que de l’enfance", mais aussi que des rêves incertains et perdus. Il remonte une "memory lane" où résonnent à l’identique les textes de Pound, d’Eliot, de Rilke, de tous ces voyageurs comme dissous dans les brouillards de la mémoire et également les airs rageurs et libérateurs des Stones, de Dylan, de Cohen et des autres. A la fin, que reste-t-il ? Une vie. Et un grand et beau livre pour dire sa progressive disparition.
Olivier Mony