Bruce Chatwin n'était ni Flaubert, ni Proust, ni Gide - un autre nomade. Celui que l'écrivain Patrick Leigh Fermor définissait comme "un Radiguet des grands espaces" souffrit toute sa vie d'un mal étrange : la bougeotte. C'est cette pathologie assumée qui l'a fait renoncer à sa très bourgeoise existence d'expert chez Sotheby's, dès 1966 et, durant le reste de sa courte vie, sillonner le monde, jusqu'à ce que le sida le cloue à Nice, le 18 janvier 1989. Il allait avoir 49 ans.
Depuis ses années de pensionnat, quand il écrivait à ses parents des cartes postales étonnamment mûres pour un jeune garçon et pleines de curiosité dans divers domaines - dont, déjà, la peinture -, Chatwin avait pris l'habitude de donner de ses nouvelles à ses proches, à ses employeurs (Sotheby's, donc, ou encore le Sunday Times, pour qui il travailla de 1972 à 1974), à quelques amis ou confrères écrivains, lorsqu'il le fut lui-même devenu avec un récit de voyage, son premier livre, En Patagonie. Sa correspondance, donc, même si elle comporte de belles pages, ressortit plus au témoignage, au signe de vie qu'à la littérature.
La publier était une excellente idée, ne serait-ce qu'afin qu'on n'oublie pas l'attachant Chatwin, dont l'heure de gloire est assez vite passée. Encore fallait-il pratiquer un tri, un classement chronologique, puis une sorte de montage et aussi mettre en perspective ses lettres, afin que le lecteur suive la trajectoire terrestre du nomade disparu. C'est à cette noble tâche que se sont attelés Elizabeth Chatwin, la femme de Bruce, qui a glissé ici ou là, avec pudeur, une anecdote personnelle, et Nicholas Shakespeare, romancier et auteur de la biographie de Chatwin qui fait autorité.
S'il écrit, Bruce lit aussi : ses amis, comme Paul Theroux ou Salman Rushdie, avec les livres desquels il n'est pas toujours indulgent. Malraux, qu'il a interviewé ; ou le Michel Tournier des Météores, parce que la gémellité lui inspira son seul vrai roman, Les jumeaux de Black Hill. Et il s'occupe, même à distance, de sa carrière littéraire : ainsi, en 1987, avec Rushdie, il décide de quitter son agent littéraire de Londres, Deborah Rogers, pour rejoindre l'écurie d'Andrew Wylie, alias "Le Chacal". Ils y retrouvent, entre autres, Sir Vidia Naipaul, lequel horripilait Chatwin à cause de sa mégalomanie et de son absolu manque d'humour !
Ici, ce changement n'affecta en rien ses rapports avec son éditeur fidèle, Jean-Claude Fasquelle, avec qui s'était nouée une relation de confiance et d'amitié, dont témoignent quelques lettres. "L'ambiance chez Grasset m'amuse toujours beaucoup", écrivait Chatwin, qui aimait la France autant qu'il détestait les Etats-Unis, ou le Japon. Ses lettres, prenant place parmi son oeuvre, le ressuscitent du néant.