Il suffit parfois, pour que le monde bascule, que les jeunes filles rejoignent le fil de l’horizon. C’est ce qu’a fait il y a longtemps, un quart de siècle, Summer Wassner. C’était l’été de son bac, près d’un lac (qui pourrait être le Léman), dans un bois, lors d’un pique-nique avec quelques-unes de ses proches amies et Benjamin, son petit frère, mascotte, chouchou autant que tête de turc de leur petit groupe. Les filles se sont baignées et Summer n’est jamais revenue.
S’est-elle noyée, suicidée, a-t-elle fait une mauvaise rencontre ? Elle est partie et c’est bien plus que sa mort, probable, son absence, qui va tourmenter ceux qui l’aimaient ou veulent croire l’avoir aimée. En tout cas, ce n’est pas "un coup à faire" à un adolescent comme Benjamin, gamin affligé de tics, à la recherche ardente de ses désirs autant que de son identité, désormais assigné à résidence au plus durable chagrin, le sien, celui de ces "filles du feu" nervaliennes qui tournaient autour de sa sœur, celui aussi de ses parents. Quelque chose comme une sourde colère dont nul ne sait la cause, semblait lier entre eux les membres de cette famille. Les enfants et ce père au charme d’ogre, avocat de tout ce que cette rive bourgeoise du lac compte de notabilités et notoriétés ; cette mère comme égarée elle-même sur les sentiers perdus de sa beauté. Le temps passera et les nuages jamais ne se dissiperont.
De livre en livre, Monica Sabolo surprend, épate, séduit. Dans Tout cela n’a rien à voir avec moi (Lattès, 2013, prix de Flore), libre variation sur la séparation, elle réinventait la chick-lit en y introduisant le perturbateur endocrinien du style, du récit élégiaque à la Frédéric Berthet. Réussite parfaite, Crans-Montana (Lattès, 2015) était un Virgin suicides en combinaison de ski, tournant autour du mystère de la beauté. Summer donne d’abord l’impression d’enfoncer ce clou-là, l’auteure y déployant en majesté ses obsessions autour des impasses et zones d’ombre de la jeunesse, du trafic louche de sentiments qu’elle suscite. Il y a dans ces pages quelque chose du Modiano de Villa Triste ou de Remise de peine. Et finalement, sans que pour autant le charme se dissipe, la narration s’oriente vers quelque chose de plus incarné, de plus direct dans son rapport à la violence et au mensonge. Finalement, Summer se situerait quelque part entre L’aigle noir de Barbara et un roman de Joyce Carol Oates. Ce qui a pu apparaître comme un maniérisme, une espèce de "préraphaélisme" littéraire, est dès lors nanti d’une force qui le justifie pleinement. Le véritable enfant perdu du livre, égaré sur les chemins de son Neverland, ce n’est pas Summer qui fit ce qu’elle devait faire, ce n’est pas le narrateur, ce frère tout plein de sanglots ravalés, c’est le lecteur qu’égare à loisir une romancière qui a sur lui tous les plus délicieux pouvoirs. Olivier Mony