Pour certains pays, l’après-guerre ne supprime pas la guerre. Elle la transforme dans une paix fragile génératrice d’autres conflits. Ce fut le cas après 14-18. Pour s’en convaincre, il suffit de déplacer le regard vers l’Est, du côté des vaincus. C’est ce qu’a fait Robert Gerwarth. Certes, de nombreux travaux ont expliqué combien la Première Guerre mondiale a fait le lit de la Seconde. Mais on n’avait pas observé l’ampleur de la violence qui ravageait certaines populations pendant que d’autres savouraient la prospérité retrouvée.
Cet historien allemand, qui écrit en anglais - il a étudié à Oxford et enseigne à Dublin -, propose un éclairage nouveau. A la notion de "brutalisation" des peuples qui expliquerait ce déchaînement, il préfère celle des vaincus. Pour lui, elle permet de comprendre le monde d’après, y compris avec les Italiens qui furent des vainqueurs contrariés en quelque sorte, ce qui expliquerait leur adhésion au fascisme de Mussolini.
L’écrivain allemand Ernst Jünger, que Gerwarth cite en exergue, exprime bien ce qui s’est passé en Turquie, dans les Balkans, dans cette Mitteleuropa effondrée après la révolution russe. "Cette guerre ne marque pas la fin mais le début de la violence. Elle est la forge dans laquelle le monde sera martelé afin de créer de nouvelles frontières et de nouvelles communautés."
Dans ce récit précis, argumenté, d’une grande maîtrise narrative, Robert Gerwarth bouleverse notre lecture de la séquence 1917-1923. Il montre comment l’Allemagne a financé le retour de Lénine pour déstabiliser la Russie tsariste et comment les Soviets ont retourné les cartes d’un jeu dangereux. Les vaincus, ce sont toujours les populations, victimes de pogroms, de massacres, d’expulsions, de terreurs, de faim et de leurs propres désillusions. Mais la disparition des empires (ottoman, Habsbourg et Romanov), la création de la Yougoslavie et le droit à l’autodétermination des petites nations ont aussi touché les vainqueurs. Et la paix fragile d’après 1923 fut emportée par le tumulte de la crise économique de 1929. Sur le terreau fertile de la misère, les pulsions extrêmes furent cultivées par les totalitarismes de tout poil avec les conséquences que l’on sait. Voilà pourquoi le grand livre de Robert Gerwarth est aussi une puissante incitation à la réflexion. L. L.