Ils sont quatre. Dans la France d’aujourd’hui, tout cernés d’enfance, de blessures, de colères. Ils sont quatre, se connaissent, se reconnaissent aussi. Il y a d’abord Théo, Théo Lubin, un gamin que l’adolescence trouve corseté de lourds secrets, mutique, infiniment charismatique et qui bien sûr, l’ignore ou s’en moque plus ou moins. Sinon, la vie de tout le monde : fils de divorcés, garde alternée, père en fin de droits, mère au bord de la crise de nerfs, la routine du malheur en ces lieux et ces temps. Il y a aussi Mathis, Mathis Guillaume, son ami, moins spontanément attiré par le vide, mais qui se donne pour devoir moral de l’accompagner toujours. Il y a Hélène, professeure de collège, qui voit dans sa classe Théo et devine ses gouffres. Elle est la seule et veut croire que sa propre enfance violentée l’incite à percer mieux les apparences de ses semblables. On ne guérit jamais des chagrins de l’enfance, on peut parfois s’en soulager en procédant à leur troc. Enfin, il y a Cécile, la mère de Mathis, qui comprend que son fils va avoir besoin de protection et n’est pas elle-même dans la meilleure des situations familiales pour la lui prodiguer. Bref, Théo, Mathis, Hélène et Cécile ne vont pas très fort, personne autour d’eux et surtout pas le pays où ils hurlent silencieusement de solitudes et de tristesse.
Ils sont quatre, ils pourraient être cinq. La cinquième, qui sait après Barthes qu’"il n’est pays que de l’enfance", c’est Delphine de Vigan, qui jamais ne les juge, jamais ne les laisse, et, entre fascination et tendresse, les accompagne à chaque soir qui tombe sur leurs rêves et leurs vies, leurs ivresses et leurs amertumes. Chacun d’eux compose le requiem douloureux qu’est Les loyautés, son nouveau roman.
Après le succès considérable obtenu par D’après une histoire vraie (Lattès, 2015, prix Renaudot et Goncourt des Lycéens), dont l’adaptation cinématographique par Roman Polanski est en ce moment sur nos écrans, elle était attendue au tournant. Elle fait mieux que répondre à cette attente ; c’est même comme si, selon le mot de Truffaut, elle "écrivait un livre contre le précédent". Pas de mise en abyme du côté des faux-semblants du réel cette fois-ci, mais un récit d’apparence presque classique, linéaire, qui retrouve la force, la puissance d’incarnation, qui faisait déjà tout le prix de No et moi (Lattès, 2007). Une attention scrupuleuse portée à ses personnages, à leur ligne de faille, qui pourtant ne tire pas le livre du seul côté du naturalisme ou, pire, de la psychologie la plus grossière. Il n’y a pas "d’éditorialisme" chez Delphine de Vigan et s’il y a une morale, c’est avant tout celle du romancier. Montrer, ne pas commenter, laisser sa place au lecteur. En cela, cette écrivaine, de plus en plus maîtresse de ses effets, louche plus vers les grandes Joyce Carol Oates ou Laura Kasischke que vers des rivages hexagonaux plus fréquentés… La violence sourde, presque épileptique, du livre, la tendresse désolée qui s’en échappe sont profondément singulières. Plus, semble nous dire Delphine de Vigan, ce serait trop. On lui fera confiance. Olivier Mony