Après Baudelaire, le diable et moi, paru chez Laffont cette année, Claire Barré a choisi de nouveau pour héros des poètes, qui aimaient forcément Les fleurs du mal et leur auteur, mais se revendiquaient surtout de celui des Illuminations. Avec Rimbaud, ils partageaient tout : la jeunesse, la folie, le mal-être et la révolte, le désir d’explorer toutes les limites, créatives, psychiques, physiques, sensuelles, et même les origines provinciales.
René Daumal (1908-1944) était ardennais, Roger Lecomte (il ajoutera plus tard son deuxième prénom, Gilbert, à son patronyme, 1907-1943) né à Reims. Et c’est là, à "Reims la morte", qu’ils se rencontrent, partagent leur spleen, leur taedium vitae (Baudelaire, encore), deviennent amis et beaucoup plus : Phrères simplistes. Adeptes d’une espèce de société secrète de potaches avec Roger Vailland et le très inquiétant Meyrat dit "la Stryge", qui forme l’embryon d’un des mouvements littéraires les plus inédits de l’entre-deux-guerres, les plus novateurs, même si sa durée de vie aura été brève et centrée autour d’une revue mythique, Le grand jeu, qui ne vivra que le temps de trois numéros, de 1928 à 1929. Le quatrième, qui ne paraîtra jamais, aurait dû, plus tard, être repris par Michaux, qui ne pouvait être que séduit par ces jeunes artistes rebelles. L’un, Daumal, était de surcroît attiré par la spiritualité, les religions orientales, hindouisme et bouddhisme.
Daumal était un ascète, un garçon sérieux, pratiquant le "dérèglement raisonné de tous les sens" préconisé par Rimbaud. Gilbert-Lecomte, un jouisseur impénitent, adepte de tous les plaisirs poisons, de toutes les dérives. Il mourra du tétanos, dans la déréliction, en 1943, abandonné par son phrère René, lequel, tuberculeux, ne lui survivra que quelques mois. Entre-temps, ils auront écrit frénétiquement, chaotiquement. Leur œuvre est mince en volumes, capitale pour la littérature.
Mais quand Claire Barré, dans son roman inspiré, les aborde, en 1925, René et Gilbert ont 17 ans. On peut être sérieux à cet âge-là, et désespéré. Ils rêvent de monter à Paris, de blackbouler Breton et ses "sussuralistes". Mais si chez les Daumal, communistes et athées, on laisse le garçon libre, chez les très bourgeois et pieux Lecomte, pas question. Tu seras médecin, mon fils, exige le père. Les deux Phrères, ne pouvant envisager la séparation et la perte de leurs illusions, ont donc décidé de se suicider. A la roulette russe. Heureusement, leurs camarades et leur destin en ont décidé autrement.
Après un début un peu nébuleux (éther, opium ?), le lecteur entre dans cette histoire formidable, contée comme un polar passionnant, tragi-comique et érudit. J.-C. P.