Jeanne Benameur aime généreusement ses personnages de fiction. Souvent, l’auteure des Demeurées (Denoël, 2001), de Profanes (Actes Sud, 2013) et des Insurrections singulières (Actes Sud, 2011) les accompagne dans la traversée de zones de doutes, des moments de passage entre régressions et nouveaux chemins. En reconstruction, ils sont dans des "entre-deux" opaques, marchent dans "l’obscur" (un mot qu’elle aime), à pas hésitants, tentant de s’arrimer à des liens rédempteurs.
Etienne, photographe de guerre, est de ceux-là. Il vient d’être libéré après des mois de captivité. Où ? Pourquoi ? Le lecteur ne connaîtra pas les détails. Qu’importe. Cette prise d’otage ressemble à toutes les prises d’otages contemporaines. Il rentre en France. "Plus vraiment captif, mais libre, non. Il n’y arrive pas. Pas dedans", écrit pour lui la romancière.
A son retour, il s’installe dans le village de sa jeunesse, chez sa mère, une ancienne institutrice, qui l’a élevé seule depuis que le père a disparu sur un voilier en mer quand son fils avait 3 ans. Cette mère qui lui a appris à "faire l’Indien", à se faire oublier pour observer les animaux, guetter l’épervier. Des qualités qui ont fait de lui le photographe qu’il est.
Au village, il retrouve Enzo, "l’ami de toujours", qui a repris la menuiserie paternelle. Etienne, au piano, Enzo au violoncelle et Jofranka, "leur sœur de cœur", à la flûte, ces trois-là formaient, adolescents, le trio Weber. Jofranka, la "petite qui revient de loin ", devenue avocate pour les droit de l’homme à la Haye, a épousé Enzo puis l’a quitté.
On retrouve dans Otages intimes les thèmes familiers de Jeanne Benameur, son humanisme nu, cette foi sans dogme dans les mots qui pansent. "Les mots et le silence entre les mots", les mots ancres, les mots abris, ceux auxquels on "s’encorde" pour "gagner la paix". "Les corps peuvent bien retourner à la liberté. La chair, elle, qui la délivre ? Il n’y a que la parole pour ça", dit Jofranka, qui défend les femmes victimes de conflits en rendant publics leurs récits. Et puis, il y a encore l’admiration que nourrit l’écrivaine pour "les engagés du quotidien", ces authentiques héros. "Je ne suis pas une combattante mais je fais ce que je peux pour que la beauté arrive au monde. Alors je le fais et du mieux que je peux", dit la mère à son fils.
Le photographe, lui, est hanté par une scène, l’image de la dernière femme qu’il a vue dans la rue avant son enlèvement, une mère qui tentait de fuir dans une voiture, avec ses enfants et un homme blessé. "Elle essayait de sauver la vie." Avec ses livres, la sage romancière a la même mission.
Véronique Rossignol