Les auteurs font flèche de tous leurs droits

Les auteurs font flèche de tous leurs droits

La ministre de la Culture veut un accord sur le contrat d'édition numérique d'ici à la fin de l'année, alors que la durée de cession des droits et leur montant demeurent au coeur de l'antagonisme entre auteurs et éditeurs. Pour l'économiste Olivia Guillon, seule une alliance entre les producteurs de contenu peut faire pièce à la domination des géants d'Internet.

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Par Hervé Hugueny,
Catherine Andreucci,
Solange Pinilla,
Créé le 27.10.2014 à 15h34 ,
Mis à jour le 31.10.2014 à 11h32

Pour débloquer la situation autour des clauses numériques du contrat d'édition, Aurélie Filippetti a presque laissé carte blanche à Pierre Sirinelli, sauf sur les délais. La ministre de la Culture demande au professeur de droit, médiateur des discussions entre auteurs et éditeurs, de poursuivre sa mission de manière à ce qu'elle puisse "porter un projet de réforme du code de la propriété littéraire et artistique au printemps 2013". Et lors du forum organisé à la Société des gens de lettres (SGDL), les 24 et 25 octobre dernier, la ministre a bien insisté : "Je mettrai toute mon énergie pour qu'on puisse y parvenir", mettant ainsi la pression sur son administration, maintenant directement impliquée dans les échanges. Responsable du Service du livre et de la lecture à la direction générale des médias et industries culturelles, Nicolas Georges fait ses calculs : avec les délais nécessaires à la préparation d'un texte de loi, il faut qu'un accord entre le Comité permanent des écrivains (CPE) et le Syndicat national de l'édition (SNE), représentants des parties concernées, soit trouvé d'ici à la fin de l'année. "J'y pense tous les jours en me rasant", a-t-il assuré, montrant sa préoccupation devant des délais aussi serrés.

Pour le moment, le médiateur reçoit les uns et les autres séparément, jugeant apparemment qu'une réunion d'ensemble n'apporterait rien. Pourtant, Pierre Sirinelli était tout proche d'une solution au printemps dernier, dans le cadre de la commission spécialisée du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), sur le "contrat d'édition à l'ère numérique", dont le précédent ministre de la Culture lui avait confié la présidence. Des compromis avaient été trouvés sur de nombreux sujets, avant que tout capote à propos de la récupération des droits. "Comme nous avons accepté un contrat unique pour les deux types d'exploitation, nous considérons que l'épuisement éventuel du livre papier permettrait à l'auteur de reprendre tous ses droits, y compris numériques", explique Marie Sellier, vice-présidente du CPE. Les éditeurs ne sont pas d'accord et estiment au contraire que seuls les droits sur le livre papier pourraient être repris, ce qui n'a pas de sens pour les auteurs : "Tous les éditeurs insistent pour avoir les droits sous les deux formes. Comment pourrions-nous reproposer à l'un d'entre eux l'exploitation du seul livre papier ?" s'étonne la vice-présidente du CPE.

LES CRAINTES DES AUTEURS

Alors que le SNE s'en tient à une explication littérale et presque technique du désaccord sur la réversibilité des droits papier et numérique, les auteurs insistent sur les problèmes de fond qu'il soulève en réalité : la durée de cession et le montant de la rémunération. Inclus dans un contrat unique, les droits numériques sont alignés aujourd'hui sur le pourcentage et sur l'usage qui prévalent dans le papier en France : la quasi-totalité des contrats sont signés pour toute la durée de la propriété intellectuelle, soit soixante-dix ans après la mort de l'auteur. Et comme il est beaucoup plus simple de maintenir l'exploitation permanente et suivie d'un fichier numérique que d'un livre papier, les auteurs craignent de perdre la seule porte de sortie de contrat dont ils disposaient juqu'à maintenant. "Alors qu'il était déjà difficile pour un auteur de faire constater l'épuisement du papier et de reprendre ses droits, les nouvelles possibilités d'exploitation ont tendance à refermer encore ce cadre", reconnaissait Nicolas Georges à la SGDL.

"La solution est simple, explique Jean-Claude Bologne pour la SGDL, c'est la limitation de la durée de cession des droits numériques à cinq ans ou dix ans. Ou il faut nous rassurer sur l'avenir, ou il faut limiter cet avenir dans le temps. Si on nous demande de nous engager sur la durée de la propriété intellectuelle sans savoir ce que seront nos droits et revenus dans cinq ans, le dialogue risque d'être difficile." Car les auteurs s'irritent qu'une vraie clause de rendez-vous, avec une possible remise en cause des termes du contrat, soit aussi écartée par le SNE.

Pour les éditeurs, cette limitation dans le temps est en revanche une grande source d'inquiétude. Alors qu'ils sont en phase d'investissement, la perspective de devoir tout rediscuter dans cinq ans, lorsque le numérique produirait ses premiers bénéfices, n'a rien de réjouissant. D'autre part, ces contrats numériques courts pourraient aussi impacter la valeur des maisons d'édition (voir p. 13).

Y PENSER JOUR ET NUIT

"Il ne faut pas sous-estimer l'angoisse des éditeurs. L'anxiété concerne tout le monde, insiste Vincent Montagne, président du SNE, et P-DG de Média-Participations. Nous voulons absolument aboutir à un accord. Mais il y a encore du travail ; décembre, c'est un peu juste, il faudra peut-être y penser jour et nuit, et pas seulement en se rasant." Pourtant, dans la pratique, les contrats évoluent déjà. "Gallimard compense la baisse du prix public numérique par une rémunération plus élevée en pourcentage, avec des clauses de rendez-vous, explique Alban Cerisier, secrétaire général de la maison d'édition et président de la commission numérique du SNE. Le passage en poche du livre papier entraîne une nouvelle baisse du prix du fichier numérique, mais la rémunération de l'auteur reste égale à celle de l'exploitation courante : sur trois ans, l'ensemble représente une rémunération en valeur nettement supérieure à celle du papier." Il se dit aussi choqué "qu'on ne tienne pas compte de cette situation d'investissement en cours". Les auteurs, qui échangent à travers les dix-sept associations ou syndicats regroupés au sein du CPE, constatent aussi que ces pratiques évoluent. Les grandes maisons accordent déjà de vraies clauses de rendez-vous, mais seulement à leurs auteurs phares. "Il ne faut pas diaboliser cette solution, insiste Marie Sellier. Les auteurs n'ont aucun intérêt à faire du nomadisme éditorial, et doivent aussi penser leur oeuvre dans la durée, en confiance avec leur éditeur."

Invité par la ministre à "aborder de nouveaux points de discussions susceptibles d'être mis sur la table des négociations", le médiateur pourrait s'inspirer d'un nouvel équilibre que défendent de jeunes maisons, telles Au Diable vauvert, Kero ou Zulma : un contrat limité à quinze ou vingt ans, renouvelable et couvrant tous les droits d'exploitation, premiers et dérivés, sur tous supports, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. "L'oeuvre a son unité d'existence, et doit pouvoir être exploitée sous toutes ses formes. Nous devons aussi préserver cette relation privilégiée entre auteurs et éditeurs que nous avons la chance de connaître en France, mais en éliminant sa dimension paternaliste. Les éditeurs redoutent l'arrivée des agents littéraires, mais nous encouragerons leurs interventions et celles des avocats si nous continuons à traiter nos auteurs ainsi", prévient Laure Leroy, directrice de Zulma.

"Réinventer les modes de rémunération"

 

Economiste, maître de conférences à l'université Paris-13, Olivia Guillon explique quelles implications les modèles économiques qui se dessinent dans l'univers numérique peuvent avoir pour les auteurs.

 

Livres Hebdo - Dans l'univers numérique, l'auteur peut-il prendre le pouvoir ?

"Tant que les créateurs de contenu, et j'y inclus les éditeurs, sont éparpillés, ils n'ont pas les mêmes pouvoirs économiques que les groupes mondialisés en face d'eux." Olivia Guillon- Photo OLIVIER DION

Olivia Guillon - Cela dépend des auteurs. Beaucoup d'entre eux se retrouvent un peu démunis parce que produire des fichiers et les vendre en ligne ne fait pas partie de leur métier. Ils sont un peu dépossédés de ce qui se passe en aval de leur création. Mais à côté, il y a aussi toute une génération d'auteurs (même si ce n'est pas forcément une génération homogène en termes d'âge) qui se saisit de l'outil numérique pour adapter sa propre pratique, se l'approprie et prend la main sur ce que deviennent leurs contenus éditoriaux. La grande majorité des auteurs fait encore partie aujourd'hui du premier profil parce qu'ils sont traditionnellement plus préoccupés du contenu qu'ils proposent que de sa mise en page, sa diffusion, sa commercialisation, prises en charge par d'autres acteurs. Mais certains changent de pratique.

Cette conversion au numérique peut-elle fragiliser le statut de l'auteur ?

Oui, mais elle peut aussi le renforcer. Tout dépend de la façon dont les outils sont maîtrisés ou non maîtrisés. D'un certain point de vue, tous les acteurs de la chaîne traditionnelle du livre papier (auteur, éditeur, libraire) sont mis en difficulté, parce qu'il leur faut acquérir de nouvelles compétences. Mais cette difficulté peut être transformée en atout, y compris par l'auteur, qui peut par exemple s'adresser lui-même à ses lecteurs et avoir des échanges directs avec eux. Aujourd'hui, un sentiment d'inquiétude prédomine chez beaucoup d'auteurs, ce qui est légitime car la maîtrise des compétences informatiques ne fait pas partie nativement de leur métier.

Comment rémunérer les auteurs, étant donné la diversité des créations et des modes de diffusion et de commercialisation ?

Il y a beaucoup de tâtonnements, le mode de calcul de la rémunération de l'auteur n'est pas du tout stabilisé. A chaque type d'accès ou de commercialisation (streaming, abonnement, téléchargement à l'unité...) correspondent des modalités différentes de paiement pour les lecteurs, et de rémunération des auteurs. Par exemple, dans un système d'abonnement illimité à des bibliothèques numériques, on ne peut plus individualiser la lecture comme on le fait en téléchargement à l'unité. Il y a des modes de rémunération à réinventer. Cela peut passer par des mécanismes de gestion collective et de redistribution, en fonction des données obtenues sur la lecture ou les accès. Cela peut se faire sur des bases forfaitaires même si ce n'est pas la voie qui est privilégiée aujourd'hui. Cela peut aussi dériver vers la rémunération des activités liées à la création, un peu comme dans la musique avec les concerts. Là c'est tout le métier d'auteur qui est à réinventer. A ma connaissance, le modèle dominant aujourd'hui reste la rémunération en pourcentage du prix de vente à l'unité, avec des pourcentages beaucoup plus variables que dans l'univers papier. Pour l'instant, une multitude d'arrangements contractuels existent et l'auteur est en négociation avec tous types d'acteurs, que ce soit un éditeur traditionnel pour la transposition du livre papier en numérique, ou d'autres intervenants qui proposent des diffusions en feuilleton, en abonnement, en streaming, etc. Mais dès l'instant où il y a une création de valeur monétisable, il y a toujours un moyen pour qu'elle remonte au créateur du contenu. Tout est affaire de négociation entre celui qui monétise le contenu et l'auteur en amont de la chaîne. Plus l'auteur est lui-même en aval, c'est-à-dire en mesure de vendre son fichier directement au lecteur, plus il a la main sur la part qui lui revient. Cela ne veut pas dire que cette part est plus importante, paradoxalement, mais en tout cas, il a un contrôle plus direct dessus. Plus il y a d'intermédiaires, plus les négociations le dépossèdent du pouvoir contractuel.

Mais les géants du numérique qui veulent effacer les autres intermédiaires imposent leurs conditions...

Ce n'est pas parce qu'il y a moins d'intermédiaires, ou que l'auteur a l'impression d'avoir un accès plus direct au marché, qu'il a plus de pouvoir économique dans le processus. Tant que les créateurs de contenu (et j'y inclus les éditeurs) sont éparpillés, ne sont pas coalisés, ils n'ont pas les mêmes pouvoirs économiques que les groupes mondialisés en face d'eux. Seules des négociations collectives peuvent rééquilibrer un peu la balance entre ces grands acteurs en position dominante et les auteurs et éditeurs qui forment une population beaucoup plus éclatée et pas naturellement encline à s'organiser collectivement. D'où les difficultés, mais aussi la nécessité d'aboutir à des accords consensuels et efficaces sur les contrats d'édition numérique.

Qu'est-ce qui crée la plus forte valeur dans l'univers numérique ?

Cela dépend d'abord des types de contenus éditoriaux : la création de valeur ne sera pas la même pour un roman de littérature générale que pour un livre de cuisine, un manuel scolaire ou un dictionnaire. Ces profils présentent des gisements de fonctionnalités ajoutées numériques très différents. Dans le cas d'un roman, il est souvent avancé que le numérique présente peu de valeur ajoutée car le processus de lecture reste plus ou moins le même. Mais dès que des contenus présentent des propriétés de fractionnabilité, de partitionnabilité par exemple, on va avoir des sources de création de valeur liées à l'extraction d'information, à l'indexation, à la recherche plein texte... D'où la valeur ajoutée des moteurs de recherche. C'est pour ça que des segments éditoriaux ont complètement basculé dans le numérique, qui est beaucoup plus créateur de valeur du point de vue du lecteur. Ensuite, si l'on ajoute du multimédia ou d'autres types de contenus que du texte (images, sons...), ceux qui pourront capter la valeur sont des développeurs, des Web designers, et puis les opérateurs qui livrent ces contenus sous une forme ergonomique et un support approprié (téléphone ou tablette dédiée) au consommateur. Il y a une troisième catégorie de valeur ajoutée, qui est en pleine émergence et a un très fort potentiel, pas seulement pour le consommateur mais aussi pour l'éditeur et l'auteur lui-même. C'est la gestion des métadonnées : tout ce qui est autour du texte (nom d'auteur, date de parution, résumé), mais aussi les métadonnées dynamiques, les informations apparentées au texte (qui le lit, quels autres textes sont lus par ceux qui lisent ce texte, comment on lit...). Aujourd'hui, leur valeur est essentiellement captée par les e-libraires, mais les éditeurs et les auteurs devraient être amenés à s'en emparer. Mieux on maîtrise l'information sur la façon dont les contenus sont consommés, plus on est capable d'adapter la vente et le marketing. Ce sera un des facteurs qui permettront aux auteurs de mieux se saisir des outils du numérique. Et si les éditeurs arrivent à mieux récupérer ces informations et à mieux les partager avec les auteurs, cela peut rebalancer le pouvoir économique en leur faveur.

Pour les contrats numériques, les maisons les plus innovantes sont souvent récentes et indépendantes. Est-ce parce qu'elles ont moins à perdre qu'un groupe ? Parce qu'elles ont une organisation plus souple ? Parce que leur économie repose moins sur des fonds ?

Ces trois raisons-là sont les bonnes. Il est vrai que les initiatives les plus innovantes viennent, pour une très écrasante majorité, soit d'acteurs récents soit d'opérateurs nouveaux dans le secteur, mais qui existaient dans d'autres métiers (par exemple Google). Les petites maisons d'édition ou de commercialisation partent souvent sur des créations, plus que sur la numérisation d'un fonds qui se révèle très coûteuse pour les éditeurs traditionnels. De plus, elles n'ont pas à gérer une espèce de résistance au changement en interne avec une conversion des métiers qui est très lourde. Et souvent, ces acteurs lancent leur maison ou leur e-librairie en partant d'une idée, d'une innovation dont ils maîtrisent la technologie et qui leur permet de proposer une valeur ajoutée sur un segment proposé. La contrepartie est que les catalogues sont souvent réduits et ont du mal à se pérenniser. Mais ces maisons sont innovantes en termes de mode d'accès ou de contenus.

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