Essai/France 6 janvier Hélène L'Heuillet

Nous avons tous un jour ou l'autre été en retard ou avons subi la désagréable impression d'avoir été mis en retard par quelqu'un. Mais que recouvre donc cette idée ? Après quoi court-on pour avoir ce sentiment apaisant d'être à l'heure. Qui nous impose donc ce marathon temporel ? Il s'agit ni plus ni moins du travail car, suggère Hélène L'Heuillet, « tout rapport de force est un rapport de temps ».

Le retard est une perte dans une économie du gain. « Etre en retard, c'est faire l'école buissonnière, prendre des chemins de traverse, ne pas aller droit au but, ne pas aller au but même mais jouir de ce laps de temps pour recommencer à vivre et à redonner vie à quelqu'un qui se sentait mourir. » Il y aurait donc une rébellion inconsciente chez les retardataires, les pusillanimes de l'exactitude, une autre façon de dire « je n'ai pas le temps », ou plus exactement « je n'ai pas votre temps ».

« La perte du temps est notre folie, notre inconscience et notre inconséquence. Nous sommes des victimes consentantes d'une course folle destinée à gagner du temps. » Mais dans quel but ? Gagner du temps sur qui, sur quoi ? Hélène L'Heuillet fait référence aux travaux de Christophe Bouton sur ce « temps de l'urgence » qui, on le sait, est assassin. Elle ne pense pas pour autant que les adolescents vautrés sur leurs lits peuvent être considérés comme des résistants. Leurs revendications ne relèvent pas du retard, mais plutôt de la perte de temps efficacement organisée par les réseaux sociaux qui jouent de la confusion entre méditation et somnolence.

Dans son analyse qui nous vaut quelques saillies à la Devos - « Se rend-on bien compte de ce qu'on tue en tuant le temps ? » - la lecture s'affirme comme un art suprême du retard. C'est une manière de nous redonner le temps qui nous appartient, de paresser utilement. Le livre s'avère un moment précieux pour retarder le moment de faire autre chose. La compréhension d'un texte est elle-même une attente. Les librairies et les bibliothèques sont des pourvoyeurs de contestation puisque la lecture est incompatible avec l'accélération de nos sociétés.

Hélène L'Heuillet (Université Paris-Sorbonne) s'était fait remarquer lors de la parution de son étude sur la notion de voisinage (Albin Michel, 2016). Elle est aussi psychanalyste, ce qui explique ses références à Freud, à Lacan et à Anne Dufourmantelle. Son essai joliment tourné invite à réemployer son temps autrement et d'abord à commencer par le trouver. Elle envisage la valeur de la vie dans une « certaine conscience du retard », pas dans ce que l'on possède. Son livre est à méditer évidemment mais surtout à offrir à tous ceux qui arrivent systématiquement en retard pour qu'ils comprennent enfin pourquoi ils sont les héros involontaires des temps modernes et pourquoi nous manquons quelquefois d'indulgence à leur égard.

Hélène L’Heuillet
Eloge du retard : où le temps est-il passé ?
Albin Michel
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 16 euros ; 184 p.
ISBN: 9782226443045

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