Il y a tout juste dix ans, lorsque le Syndicat national de l'édition (SNE), lançait ses premières Assises du livre numérique, les pratiques de lecture numérique étaient purement et simplement « inexistantes », d'après Virginie Clayssen, présidente de la commission numérique du SNE. Dix années de promesses et d'expérimentations plus tard, le chemin parcouru paraît énorme.
Sur ces deux dernières années, les observateurs du secteur notent pourtant un ralentissement des initiatives innovantes en termes de lecture numérique. La raison de cette accalmie est simple : le marché de la lecture numérique semble se stabiliser, plafonnant autour des 8 % de l'activité de l'édition (1). Après des années d'agitation et de recherche de nouveaux formats de lecture, via des applications, en streaming ou sur des liseuses, les pratiques sont, de l'avis général, entrées dans les mœurs et le marché s'est finalement structuré. « Nous sommes arrivés à une phase de maturité », analyse Didier Borg, fondateur de Delitoon, application de lectures de manga en streaming. « Face à la multitude des contenus, des clients et des supports de diffusion, un éditeur de lectures numériques n'a aujourd'hui que l'embarras du choix ! » ajoute-t-il.
Pour Virginie Clayssen, également directrice chargée de l'innovation du groupe Editis, « aujourd'hui, la lecture numérique, c'est un fait. S'il a évolué de manière irrégulière, le marché a maintenant trouvé sa place : il y a un public qui lit, qui achète et qui emprunte des livres numériques, c'est devenu une pratique parmi les autres ». Outil, création et distribution seront ainsi au programme du 10e anniversaire des Assises du livre numérique, le 3 décembre à Paris. « C'est peut-être moins impressionnant et disruptif que dans d'autres industries, mais la lecture numérique continue de progresser et de gagner sa place parmi les formats et les supports, tranquillement », précise la spécialiste du numérique au SNE.
Fondée en 2012, Youboox, l'une des plateformes leaders de la lecture numérique en streaming et sur abonnement, le confirme : les acteurs de la lecture numérique sont solidement en place. « Clairement, nous avons trouvé notre cible, en rendant accessible la lecture partout, à n'importe quel instant, depuis son smartphone. Et nous en sommes certains : il y a encore un potentiel de développement », explique Hélène Mérillon, fondatrice et P-DG. Tous les mois, la plateforme continue d'innover dans ses formats, s'inspirant par exemple des plateformes d'auto-édition à la Wattpad, en faisant voter le scénario aux lecteurs à la fin des chapitres de certains romans. Au dernier pointage, l'application propose plus de 120 000 livres, auxquels accèdent près de 1,2 million d'inscrits (dont 50 % seulement vivent en France). Le tout pour 9,99 euros chaque mois et grâce à des partenariats signés avec près de 500 éditeurs généralistes.
Le modèle de l'abonnement marche particulièrement bien aussi pour le diffuseur distributeur de bande dessinée numérique Izneo, détenu à 50 % par la Fnac depuis 2016. La plateforme permet soit d'acheter à l'unité une BD, soit de s'abonner pour un accès illimité au catalogue chaque mois. « En 2017, la part du chiffre d'affaires de la plateforme Izneo réalisé avec l'abonnement s'établit à 48 %. Depuis septembre 2017, le CA mensuel "abonnements" dépasse le CA "ventes à l'acte" », précise son directeur général, Luc Bourcier. L'entreprise multiplie les partenariats en 2017 pour étendre le lectorat, avec les bibliothèques, s'associant avec La Médiathèque numérique CVS pour mettre en place un portail de diffusion de 7 000 albums à lire à distance par les abonnés d'une bibliothèque, ou avec Orange proposant 3 000 BD numériques aux clients de l'opérateur téléphonique pour 9,99 euros par mois. Elle prépare le lancement prochain d'un abonnement contenant exclusivement des albums en langue anglaise destiné au marché international.
Lire en « stories »
De l'avis général, les plateformes de ce type ont permis de dynamiser le monde de l'édition ces dernières années. C'est encore plus vrai sur certains secteurs comme la bande dessinée ou le manga. A l'instar de Delitoon, lancé en janvier 2016, qui compte déjà 250 000 inscrits et « plusieurs millions de lecteurs », d'après Didier Borg, son fondateur. Chaque semaine, ces derniers y retrouvent des mangas en couleurs présentés dans des formats de lecture digitale, « à scroll vertical ». « Nous sortons trois nouvelles séries par mois », précise le fondateur, qui explique se sentir « plus près de Netflix que du monde du livre ». « Plus que des éditeurs ou des libraires, les acteurs de lectures numériques sont des créateurs de divertissements », ajoute-t-il.
Lors des annuels Digital Book Awards, qui se tiendront le 2 octobre prochain aux Etats-Unis, les applications de lecture hybrides entre littérature et animations seront légion : qu'elles permettent de lire le plus rapidement possible (Blinkist), de faire vivre en dessin animé ses romans préférés (Novel effect), ou en proposant des systèmes de courts feuilletons quotidiens (Serial Box). Ce concept a déjà été expérimenté en France par Premierchapitre, une société qui suit de près l'évolution des lectures numériques sur ces dix dernières années. D'abord maison d'édition numérique, l'entreprise a progressivement développé une solution de lecture en streaming, qui s'adapte aux usages des éditeurs, des collectivités mais aussi des médias, des cafés, ou encore des sociétés de transport. Par exemple, les usagers des bus de Tours (Indre-et-Loire), peuvent accéder, gratuitement et directement sur leurs smartphones, à des extraits de romans. A la fin de leur lecture, le système indique dans quelle bibliothèque locale l'ouvrage est disponible, ou propose de l'acheter en ligne. « Nous avons mis au point un service de lecture numérique qui renvoie au papier », résume Jean-Marc Fitoussi, cofondateur, qui propose sa solution uniquement aux professionnels et sur abonnement.
Les initiatives se multiplient pour permettre la lecture directement sur les réseaux sociaux. A l'instar de ce que propose depuis l'été 2018 la New York Public Library (NYPL) en convertissant des chefs-d'œuvre de la littérature classique dans un format adapté aux stories Instagram. L'opération, baptisée « Insta Novels » et disponible gratuitement sur le compte Instagram de la prestigieuse bibliothèque (@nypl), convertit des romans entiers en animations ludiques et esthétiquement très soignées. Parmi les premiers romans adaptés : La métamorphose de Franz Kafka ou Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll.
Potentiel de développement
Cerise sur le gâteau, l'opération « Insta Novels », qui remporte un franc succès auprès de ses quelque 284 000 abonnés Instagram, coûterait moins de 10 000 dollars (8 500 euros) à la NYPL. « Instagram a créé sans le savoir la bibliothèque parfaite pour ce type de roman en ligne, depuis la façon dont vous tournez les pages, jusqu'à l'endroit où l'on place son pouce, l'expérience de lecture est très proche de celle d'un livre papier », explique au Wall Street Journal, la directrice de Mother New York, l'agence de publicité qui a travaillé sur le projet. D'autant que Twitter, Instagram et Facebook ont, en particulier chez les adolescents, durablement empiété sur le temps consacré à la lecture. D'après une étude de l'American Psychological Association sur la consommation des médias par les adolescents, publiée en août 2018, 60 % des lycéens américains lisaient un livre ou un journal chaque jour dans les années 1980. En 2016, ils n'étaient plus que 16 %, la très large majorité d'entre eux -lisant et s'informant via leur smartphone.
Sur les bancs des écoles françaises, les manuels scolaires sur « tout écran » sont cependant encore loin d'avoir percé. Si le plan numérique prévu par François Hollande en 2015 prévoyait que 100 % des collèges français disposent d'une tablette par élève, la réalité en est encore bien éloignée. Les éditeurs en manuels scolaires, en contrat avec l'Etat, ne sont pour l'instant par près de délaisser l'édition papier, faisant patiner l'édition de manuels scolaires dématérialisés qui ne représenterait que 2 % des ventes de manuels. Depuis la rentrée 2018, le smartphone est même interdit à l'école, les établissements ne pouvant pas contrôler l'usage des applications non scolaires.
Une réalité qui prouve encore le potentiel de développement de la lecture numérique dans certains secteurs, et qui donne confiance en l'avenir aux spécialistes du marché. « Dans dix ans, l'enjeu se placera à mon avis au niveau de la lecture tout court, de conserver le plaisir de lire, plus que sur un débat entre livre numérique et papier, imagine Virginie Clayssen. Dans tous les cas, je m'abstiendrai de prédire l'avenir technique de la lecture numérique : c'est complètement impossible. » Un avis que partage Jean-Marc Fitoussi chez Premierchapitre. « Cela fait dix ans que je peine là-dedans. S'il y a bien une chose que j'ai compris, c'est qu'en matière de lecture numérique il ne vaut mieux pas tirer des plans sur la comète. »
(1) Soit 247 millions d'euros, chiffres du ministère de la Culture concernant l'ensemble des ventes de fichiers de lectures numériques.
Lire sur smartphone, un danger cognitif ?
Publicités, alertes push, emails et nouveaux messages : lire sur un écran est, à l'ère des notifications, synonyme de dérangements constants. A tel point que plusieurs études récentes arrivent à la conclusion que lire un roman depuis son smartphone ou sa tablette favorise la lecture en diagonale et altérerait à terme notre capacité à lire en profondeur.
Fin août, une longue enquête du Guardian dévoilait plus en détail cette menace neuro-logique baptisée le « skim reading » : une pratique qui privilégie un scan rapide des informations essentielles de la page lue plutôt que d'en faire une lecture posée et exhaustive. Avec pour conséquences : une fragmentation de l'attention, la perte d'informations, et une altération progressive des capacités cognitives. Ce que prouve aussi les travaux de la psychologue norvégienne Anne Mangen, cités par le Guardian, qui démontrent que les lycéens ayant lu un texte sur liseuse avaient plus de mal à en relater l'intrigue et les événements chronologiques que ceux qui avaient lu le même texte sur papier.
Néanmoins, aucune étude ne prônent le retour au livre papier, prévoyant plutôt une adaptation progressive du cerveau humain à ces nouvelles pratiques de lectures numériques.
Les liseuses se réinventent
Parfois dépassées technologiquement, dans un marché qui semble avoir atteint ses limites, les liseuses perdent en intérêt et cherchent à évoluer en passant notamment par le livre audio. De l'autre côté, la dominance du smartphone comme support roi de la lecture numérique paraît inexorable.
Une quinzaine d'années après leurs premières arrivées dans les foyers, les Kindle, Kobo et autres Booken ont atteint un palier. Depuis plusieurs années, le chiffre de 2 % de Français possédant une liseuse n'évolue plus. La tendance se vérifie au niveau international, et en premier lieu aux Etats-Unis, premier marché mondial, où Amazon, Barnes & Noble, Sony et autres Kobo voient leurs ventes stagner voire diminuer depuis 2014. Si Amazon a vendu 23,2 millions de ses fameuses Kindle en 2011, elle n'en a plus écoulé que 7,1 millions en 2016.
Surtout, apanage des gros lecteurs et plutôt onéreuses, les liseuses ont une longue durée de vie et n'ont pas besoin d'être remplacées souvent, ce qui explique cette stagnation des ventes. « Un peu comme une voiture, on ne change pas de liseuse tous les ans, explique Alexandre Gefen, directeur de recherche au CNRS spécialisé sur les cultures numériques. Maintenant que toutes les personnes intéressées en sont équipées, il est normal que les chiffres de vente piétinent. Cela signifie que l'équipement est fait, que la cible des grands lecteurs a été
atteinte. »
Le dernier « Baromètre des usages du livre », publié par la Société française des auteurs de l'écrit (Sofia), le confirme. Les liseuses perdent peu à peu du terrain chez les lecteurs de l'Hexagone. Si 92 % des lecteurs numériques français utilisaient une liseuse en 2012, ils ne sont plus que 83 % actuellement.
De la lecture à l'audio
Pour rebondir, les fabricants de liseuses cherchent maintenant à se réinventer. Après trois années d'existence, Amazon a cessé, durant l'été 2018, de commercialiser sa liseuse Kindle Voyage, l'un des appareils les plus performants du marché. Désormais, seulement trois appareils constituent la gamme de liseuse du leader mondial de la lecture numérique : le Kindle, le Paperwhite et l'Oasis. Une gamme qui ne devrait pas dans l'avenir se développer, Amazon délaissant de plus en plus le marché des eBooks au profit du livre audio et de sa filiale Audible. Plus tôt cette année, c'était au tour de Google et de son Google Play Livres de se lancer sur le marché du livre audio français.
Chez Kobo, on préparerait actuellement un nouveau modèle encore plus haut de gamme que la « Clara HD », sortie en juin dernier. La marque canadienne devrait y inclure une nouvelle fonctionnalité permettant la gestion de l'audio, confirmant elle aussi son intérêt croissant pour ce marché, peu de temps après avoir lancé, en avril, un service de livres audio en France, en partenariat avec la Fnac et Orange. Via une application mobile (« Kobo by Fnac »), le service propose un abonnement à 9,99 euros par mois donnant accès au téléchargement d'un livre audio, ou à des achats à l'acte pour des prix compris entre 15 et 30 euros. « Le marché du livre audio numérique est en forte croissance à l'international et on retrouve cette dynamique en France. Le marché de l'audio intéresse désormais le grand public et connaît un essor à deux chiffres sous l'effet conjugué de l'équipement mobile et du nomadisme », soutenait, en avril Jean-Marc Dupuis, le directeur de Rakuten Kobo France. « Le livre audio est un livre numérique qui s'écoute, confirme Virginie Clayssen, au Syndicat national de l'édition. Son essor est certain en France, en lien avec l'utilisation des smartphones. C'est tellement facile de se procurer un ebook audio et d'être parti pour des heures d'usages. ».
Tout pour le smartphone
« Cette diminution des liseuses n'est toutefois pas applicable au livre numérique en tant que tel, qui a su trouver sa place, cohabitant avec le format papier », rappelle Aude Luyckx, chez Lettres numériques, média observant depuis 2011 l'actualité du livre numérique francophone, et établi à Bruxelles.« C'est donc uniquement le support qui est remis en cause, précise-t-elle. Si la liseuse reste le premier outil de lecture, elle tend, tout comme la tablette, à se faire distancer par le smartphone, qui répond mieux au besoin d'instantané. »
Car si la stratégie d'achat unique - une liseuse se périme moins vite qu'un téléphone portable ou qu'une tablette - peut être une première explication au déclin des ventes, l'évolution technologique des smartphones en est probablement une deuxième. Grâce à des écrans toujours plus grands et performants, et à des applications, bien souvent gratuites, développées par les distributeurs d'ebooks, le smartphone continue toujours plus de séduire les lecteurs numériques français, qui sont aujourd'hui 34 % à le préférer à la liseuse, un chiffre en forte augmentation depuis cinq ans.
« L'avenir est clairement à la lecture numérique sur smartphone, confirme Alexandre Gefen. Comme au Japon, où tout le monde lit sur des téléphones dotés de confortables écrans de plus de 6 pouces, les lecteurs français sont de plus en plus séduits. -Petit à petit, l'attractivité de la lecture sur smartphone s'affirme. » Une évolution que prédit aussi Virginie Clayssen, qui affirme que « si la liseuse reste le support des grands lecteurs, surtout de ceux qui veulent préserver leurs yeux, le smartphone est en train de remporter la partie auprès du grand public, c'est clair et net ».
Qui est le lecteur numérique en 2018 ?
Présentés en juin dernier lors de la conférence Readmagine 2018, les résultats de la dernière étude Global Web Index sur la lecture numérique dans le monde permettent de dresser le portrait robot du lecteur numérique d'aujourd'hui.
Il est une femme : à 63 %
Il est jeune : 60 % des lecteurs numériques ont moins de 45 ans
Il est instruit : 65 % d'entres eux ont un -diplôme universitaire.
Il ne délaisse (toujours) pas le livre papier : 92 % continuent à acheter des livres « traditionnels », et seulement 7 % ont totalement renoncé au papier pour les ebooks.
Il est fan de fictions : polars, fantasy, romances, horreurs et science-fiction sont cités parmi les genres les plus lus numériquement.
Il est très opposé à la publicité dans les ebooks ou les applications de lecture.
Il rechigne à payer pour du contenu : aux Etats-Unis, la moitié des lecteurs numériques se disent prêts à payer pour des contenus créatifs. En Europe, ils ne sont que 30 %.