Etymologiquement, le mot vient de cure, soin, souci des autres et de soi, rappelle Jean-Pierre Martin. Pourquoi alors la curiosité a-t-elle traditionnellement si mauvaise réputation ? C'est une vivifiante et très convaincante réhabilitation à laquelle s'attelle le philosophe écrivain dans cet essai lauréat de la bourse Cioran en juin dernier. « Elan », « désir », « pulsion », « organe vital » fragile et souvent menacé, « sixième sens »..., « La curiosité est une expérience charnelle. Ses enjeux sont existentiels. La libido sciendi - ou désir de connaissances - est une libido vivendi - une soif de vie. » Un moyen pour « se dépendre de soi », avance-t-il. Avec une érudition toujours légère, l'universitaire aux multiples vies explore en avocat de la défense l'histoire de la curiosité (des encyclopédistes aux découvreurs, du « passant naïf » au « curieux programmé »), l'évolution de ses différents visages. Il emprunte à la littérature et la philosophie autant qu'à sa propre expérience, en appelle à Flaubert, Queneau, Marie Depussé, Segalen, Leroi-Gourhan, Simone Weil, Zola... et Orwell - à qui il avait consacré en 2013 un délectable récit dans la collection « L'un et l'autre » (L'autre vie d'Orwell) - pour nourrir cette défense et illustration de bonne curiosité. Car bien sûr, concède-t-il en en faisant l'inventaire, il y a toutes formes de curiosité dont certaines névrotiques, mais la bonne curiosité quand elle est « attention affectueuse au monde » et non indiscrétion malsaine n'est plus un vilain défaut mais une belle qualité. Et tout vaut mieux que « la maladie générale et contagieuse de l'incuriosité ». Cette incuriosité, qui fait selon lui le lit du dogmatisme, du sectarisme, du panurgisme, bref de « tous les mots en isme ». Celle dont ce militant de la Gauche prolétarienne en 1968, ancien ouvrier « établi », a été lui-même victime quand il avait 20 ans. Pour le biographe de Michaux, auteur d'Eloge de l'apostat (Seuil 2010) et très récemment de l'« autopianographie » Real book (Seuil, 2019), la bonne curiosité est l'antidote aux préjugés, aux idées reçues, aux prêt-à-penser. Le contrepoison contre les idéologues et les prêcheurs. Contre le conditionnement de nos savoirs et de nos goûts. Elle fait obstacle à la certitude du croyant ou du militant, refuse le totalisant, le définitif. Elle a donc partie liée avec le doute, et par là avec l'inquiétude. C'est la condition de formation d'un esprit libre car « la construction d'une pensée personnelle exige une disponibilité hétérodoxe et transfuge ».
Cet éloge de la curiosité comme manière de vivre, ou mieux encore comme « raison de vivre », se referme ou plutôt s'ouvre sur « Dix propositions pour une éthique de la curiosité » parmi lesquelles cette recommandation : « A l'esprit de finesse et à l'esprit de géométrie, associe l'esprit de curiosité et sa puissance agitatrice et transformatrice. A une éthique de la conviction, oppose une éthique du questionnement. » A ne pas prendre comme un mot d'ordre, car la curiosité, comme le désir, ne se décrète pas. Tout au plus, nous y engage avec générosité Jean-Pierre Martin, elle se cultive.
La curiosité : une raison de vivre
Autrement
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 19 euros ; 272 p.
ISBN: 9782746751538