Si la dialectique bruit/silence en bibliothèque ne fait que refléter des évolutions plus larges de la société, qu’elle accompagne sans les avoir suscitées, elle se traduit, dans la gestion quotidienne, en problématiques concrètes complexes et qu’on ne peut jamais régler
définitivement. La prise en compte de la gestion des sons et de leur propagation dans la construction ou l’aménagement des espaces est désormais bien documentée, et les bibliothèques ne sont pas, à cet égard, très différentes d’autres espaces recevant du public (même si le souci du silence peut y être exacerbé). Elle n’est, cependant, jamais parfaite (surtout dans le cas de réaménagement), puisqu’elle a à composer avec l’agent le plus imprévisible et le moins réceptif aux beautés physique des ondes sonores
[1] : le public.
Son subjectif
C’est que le son, le bruit, ne sont pas, pour le public, uniquement des réalités physiques objectivement mesurables. Le son, le bruit, sont aussi des réalités culturelles, sociologiques. Pour certains, le bruit si caractéristique d’une Harley Davidson sera musique à l’oreille, là où pour d’autres (surtout à trois heures du matin) ce sera une indéniable nuisance. Et, pour en rester aux « objets culturels »,
Ride the lighting de Metallica sera, pour certains, une source inépuisable de plaisir sonore et, pour d’autres, l’occasion de tester les plus récents bouchons d’oreille.
Dès lors, les gestionnaires d’établissements ont à prendre en compte tout à la fois la réalité physique
et culturelle des bruits et des sons, ce que, en bons bibliothécaires, la majorité d’entre eux résolvent, tant bien que mal, en « classant » les espaces de l’établissement selon le niveau sonore toléré, parfois avec une grande complexité, et les risques que les usagers ne s’y retrouvent qu’au prix de rappels incessants, et lassants pour les uns comme pour les autres, du personnel. Chacun est invité à mettre en place un « projet sonore », qui inclut les contraintes matérielles et comportementales des bâtiments et de ceux qui les fréquentent, projet qui n’a de chance de réussir que s’il est global, à la fois souple et coercitif, prenant en compte tout ce qui peut être source de bruit. Mis en œuvre avec volontarisme, ces projets fonctionnent, comme en atteste, l’effet de mode désormais dissipé, les
learning centers, très appréciés du public étudiant, qui y voit la prise en compte diversifiée de ses attentes, mais aussi les plus récentes réalisations en matière de bibliothèques publiques (le terme « médiathèque » semble passé de mode).
Nouvelle pollution
L’exercice reste délicat, car, objet culturel ou pas, le bruit est une pollution, voire une calamité pour des franges de plus en plus nombreuses de la population. L’introduire en bibliothèque peut donc être ressenti comme un outrage pour ceux et celles qui considéraient les bibliothèques comme l’ultime refuge face à la cacophonie capitaliste ambiante. Y conserver le silence pourrait faire de ce dernier un « produit de luxe », non pas obsolète mais
vintage – c’est-à-dire une survivance terriblement
hype d’un passé célébré avec un mélange non identifié de nostalgie et de condescendance.
D’un autre côté, et en bibliothèque publique comme en bibliothèque universitaire, le bruit, les sons, c’est le débat, et le débat, c’est la démocratie. Le silence est tyrannique, le dialogue est citoyen. Même si cette assertion ne semble pas résister à un examen politique simplifié (rien de plus déclaratif que le nazisme ou le stalinisme par exemple), c’est une
doxa désormais bien ancrée, et le silence, et encore plus le fait d’intimer le silence, sont désormais considérés comme des atteintes aux droits de l’homme auxquelles les bibliothèques, promues comme indiquées plus haut comme objet politique, ne sauraient adhérer. On le constate, l’exercice, pour être profitable, n’est pas facile.
Bruit ambivalent
Quand il effectue des recherches dans un catalogue, dans une base documentaire, l’utilisateur doit trouver un subtil équilibre entre le « bruit » et le « silence ». Le premier est un trop-plein de réponses, qui présuppose que nombre d’entre elles ne sont pas pertinentes par rapport au résultat espéré de la recherche. Le second est un nombre trop réduit de réponses (voire, dans l’ancien temps,
pas de réponse du tout), qui laisse supposer que certaines réponses pertinentes sont absentes.
C’est peu de l’écrire mais, en matière de recherche documentaire comme dans le reste des activités humaines, le bruit s’est imposé comme un
habitus positif et valorisé, à charge pour chacun d’y trouver son bonheur, ou pas. Les bibliothèques, dans leurs lieux comme dans leurs pratiques, pourraient être quant à elles des alternatives apaisantes à ce basculement, l’endroit d’un équilibre retrouvé entre le silence et le bruit.