"Je savais qu’il y avait dans ce coffre à la clef perdue quelque chose d’important pour ma réflexion sur la poésie et sur ma propre vie." Plus d’un demi-siècle plus tard, Yves Bonnefoy (né en 1923) revient sur cette Echarpe rouge, ce récit en rêve qu’il avait promis à Gaëtan Picon pour la revue Le Mercure de France et qu’il n’avait jamais achevé. De quoi, de qui parlait-il ? Le poète avance avec prudence sur cette rencontre à Toulouse avec un mystérieux double. Puis les souvenirs remontent. Il évoque sa mère Hélène, fille d’instituteur et institutrice elle-même qui aimait les livres, et son père Elie, ouvrier, qui n’en possédait qu’un seul sur les locomotives. S’aimaient-ils, étaient-ils faits l’un pour l’autre ? En creusant son sujet, l’ancien professeur au Collège de France transforme son voyage dans le temps en essai sur le langage. Car c’est de mots ou plutôt de l’absence de mots dont il est question dans ce texte travaillé comme un marbre de Carrare. Ce mutisme c’est le sien, lorsque sa mère lui dit "il faut que tu voies" et qu’elle l’entraîne dans la chambre où son père diabétique vient d’être emporté par une phlébite. Mais cette absence de mots c’est aussi, pour celui qui les manie si bien et dans différentes langues, celle de son père taiseux. Il regrette de n’avoir pu saisir ses silences et sa douleur. "C’est s’inquiéter de comprendre que quelqu’un souffre d’être privé des mots qui lui permettaient d’être "au monde"." Elie ne fut que de son village d’Auvergne et il en eut sans doute de la peine. En devenant poète, Yves Bonnefoy se dit qu’il contribua bien malgré lui à son isolement et à sa tristesse. "Ouvrier, il me rêvait chef de chantier ou peut-être même ingénieur."
Par-delà cette confession où il donne à la relation maternelle toute son intensité et au lien paternel toute sa mélancolie, Yves Bonnefoy se saisit du problème du langage, du rêve et de l’imagination. L’écrivain, qui publie au même office un recueil de poésies (Ensemble encore, suivi de Perambulans in noctem, Mercure de France, 140 p., 14 euros), s’est quelquefois dévoilé dans d’autres ouvrages, mais jamais aussi simplement, en faisant aussi distinctement le lien entre ses parents et sa passion des mots, des symboles et des arts. On comprend mieux sa fuite dans le surréalisme et sa volonté de faire de la poésie une pensée de la contradiction. Qu’a-t-il perdu à Toulouse - to lose, aurait fait remarquer Lacan - qui soit si important ? Cet essai bouleversant nous ôte au moins d’un doute. L’homme à l’écharpe rouge, c’est lui. L. L.