8 janvier > Roman-Récit Italie

Face, "L’histoire". Pile, "Le roman". Ou l’inverse. Par où prendre ce drôle de livre à deux visages dans lequel la romancière d’origine sarde Milena Agus et la journaliste et femme politique Luciana Castellina ont dissocié leurs voix pour raconter une tragédie oubliée de l’histoire italienne contemporaine : le lynchage de quatre sœurs à Andria, une petite ville des Pouilles, le 7 mars 1946 ? Pour notre part, nous avons choisi d’y entrer par la porte Castellina : la reconstitution factuelle. Peut-être parce que, chronologiquement, c’est elle, personnalité de la gauche italienne, membre du PCI de 1947 à 1969, qui a la première cherché à mettre en lumière cet événement emblématique et pourtant occulté d’un conflit plus large, lui aussi mal connu, la "guerre civile des Pouilles" qui, de 1943 à 1948, a ensanglanté le sud rural de son pays. Elle qui a enquêté pour reconstituer cette heure de folie meurtrière collective et inscrire en historienne ce dramatique fait-divers dans le contexte de chaos généralisé de l’immédiat après-guerre.

Ce jour de mars 1946, quatre vieilles filles, héritières bigotes, sont agressées sur la place de la mairie d’Andria par une foule venue assister au meeting d’un leader syndical : Luisa, 66 ans, et Carolina, 54 ans, périront, Vincenzina, 60 ans, et Stefania, 55 ans, blessées, seront secourues. Plus de deux ans après, 136 personnes seront lourdement condamnées lors d’un premier procès pour meurtre qui ne dissipera pas toutes les zones d’ombre de l’affaire, avant qu’un procès en appel, en mars 1953, ne reconnaisse le mobile politique, rejeté en première instance. Mobile pourtant évident pour Castellina, qui lit cette guerre des Pouilles comme un évident conflit de classes. Capitalisme foncier versus prolétariat agricole. Dans ces émeutes désordonnées s’affrontent en effet propriétaires terriens et paysans journaliers asservis. Une armée informelle de pauvres exaspérés, gonflée par d’anciens combattants démobilisés, réclamant du pain, du travail et plus de justice sociale…

"Seul le roman peut rétablir ce que l’Histoire ne transmet pas au travers des documents et révéler, par le biais de l’imaginaire et de la sympathie, cette part d’histoire qui s’est perdue", répond de loin Milena Agus en introduction à la fiction qui brode sur la trame du récit historique. A la journaliste, le chœur collectif ; à la romancière, les destinées singulières. L’auteure de Mal de pierres (2007) donne chair et âme aux demoiselles Porro en leur inventant une amie proche qui les observe avec une distance bienveillante. Le roman s’installe ainsi derrière les murs et les rideaux de la demeure Porro où les futures victimes, repliées hors du temps, vivent "comme des pauvresses" malgré leurs richesses, dans l’innocente ignorance de la rancœur qui couve. "Prends garde…/Prends garde/A ma faim/Et à ma colère", l’avertissement de Mahmoud Darwich, placé en exergue du récit de Luciana Castellina, ne peut que trouver un menaçant écho contemporain. Véronique Rossignol

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