En lieu et place d'une truite aux amandes (son plat préféré) arrive un magma informe et caséeux : un gratin de chou-fleur ! Le narrateur s'en plaint à une jeune femme qui sirote un lait-fraise, car non seulement il y a erreur dans la commande, mais c'est, de tous les mets de la terre - peut-on ranger ce truc à la béchamel sous la nomenclature des aliments préparés ? -, celui qu'il déteste le plus. Et l'interpellation de la "Mademoiselle" de donner lieu à une philippique aussi virulente que prolixe. Manière aussi d'engager la conversation et de faire l'aveu d'un meurtre... C'est tout l'art d'Eric Chevillard de s'emparer aussi bien d'un légume (ici, le chou-fleur) que d'un animal, fictif ou véritable (Palafox, Du hérisson), ou de son absence (Sans l'orang-outan), que de contes de Grimm (Le vaillant petit tailleur) ou des blancs dans l'itinéraire d'un explorateur (Les absences du capitaine Cook), que de la carrière d'un critique tombé dans les oubliettes de l'histoire littéraire ou encore de la sonorité étrange d'un nom sur une tombe (Dino Egger)... afin d'y puiser la matière de son écriture. On l'aura compris, chez Chevillard, quand on dit roman, on ne dit pas narratif, ces livres censément efficaces qui vous font voyager à bon compte d'un point à l'autre, avec si possible à la fin résolution du mystère. Avec l'auteur, né en 1964 à La Roche-sur-Yon, on n'a pas affaire à de la littérature de gare, et si l'on prend le train ce n'est pas le TGV. Mais ce sont justement ces arborescences digressives et ces récits enchâssés comme autant de gemmes dans un joyau qui font notre miel. Ainsi de la note 26, qui court sur quelque cent pages : l'aventure de l'auteur à la poursuite d'une fourmi et rencontrant au cours de sa traque son amour, une jeune fille qu'il a bousculée au passage, et un tamanoir... L'originalité de L'auteur et moi (un titre qui sonne comme un essai) tient à ce dédoublement du texte en notes de bas de page qui engendre littéralement un autre roman : un roman sur le roman, où l'auteur commente les faits et gestes de Blaise, le narrateur, se livre sur des souvenirs de sa propre jeunesse, étaye sa théorie littéraire, reprend des observations de son blog. Touchante confession qui nous révèle que sa conversion à l'écriture est sans doute née d'une timidité extrême (l'avers de l'outrecuidance du créateur) et d'un désir de plaire frustré que seuls palliaient les trésors de la langue.
Tout critique littéraire (pas encore tout à fait un oxymore) sera sensible à son analyse de la situation de l'écrivain contemporain : "Aujourd'hui, l'indifférence qu'il inspire est juste un peu nuancée d'un peu de pitié amusée. On admet sa logorrhée sibylline comme celles du dément ou de l'ivrogne. Il parle une langue qui a lâché sa prise sur le réel, qui est d'emblée aussi absconse pour ses non-lecteurs que celles de Montaigne ou Du Bellay dans le texte."
Mais la complainte de l'auteur sait être drôle, car le narrateur perd son sang-froid mais point son sens du burlesque. Burlesque profond : le rire qui fait penser. Ce réquisitoire contre le chou-fleur gratiné (en corollaire, l'éloge de la truite aux amandes, métonymie de l'art) n'est autre que le refus d'un quotidien qui nous englue dans sa médiocrité, de "cette plâtrée de chou qui fige le monde sur ses bases, dans sa triviale décevante réalité, et empêche la truite de la percer de son trait d'argent".