Ce sont des habitants, résidents permanents ou visiteurs occasionnels, dont les trajectoires se croisent dans une ville emblématique : Bruxelles, non pas seulement la capitale de la Belgique mais le siège de l'un des organes exécutifs de l'Union européenne, la Commission européenne. Un roman sur les institutions européennes ? Le résumé n'est pas forcément très engageant, mais la première performance de Robert Menasse dans cet ample roman balzacien, qui a obtenu le prix du Livre allemand en 2017, est d'insuffler du romanesque à cette instance abstraite. D'offrir des histoires singulières à la bureaucratie. D'humaniser, de rendre concrets des missions et le fonctionnement de structures, a priori assez opaques et désincarnées.
Mais l'autre qualité remarquable de La capitale, c'est la souplesse narrative avec laquelle le romancier construit des liens, des interconnexions entre une demi-douzaine de personnages principaux. Comment il tisse une dense toile en entrelaçant des vies au départ sans points d'intersection apparents tandis qu'un cochon domestique parcourt mystérieusement la ville. Plusieurs protagonistes sont témoins de la première apparition de l'animal : un déporté survivant sur le point de quitter définitivement l'appartement qu'il occupait depuis soixante ans dans le quartier Saint-Catherine pour s'installer dans une maison de retraite. Une haut fonctionnaire chypriote carriériste qui cherche à déserter la peu prisée direction générale « Education et culture » surnommée « l'Arche », « un département sans importance, sans budget, sans poids au sein de la Commission, sans influence et sans pouvoir ». Son collaborateur dans le même service, « un enfant de paysans autrichiens », chargé du Big jubilee Project, une commémoration destinée à redorer l'image de la Commission à l'occasion de l'anniversaire de sa création. Et ce cochon dont la figure aussi réelle que métaphorique court tout au long du roman, ses oreilles étant notamment l'enjeu de négociations commerciales avec la Chine ou que l'on aperçoit sous forme de « cochonnets porte-bonheur » déposés sur la tombe d'un économiste belge des années 1960. Lequel économiste a été le maître d'un vieux professeur viennois qui séjourne occasionnellement à Bruxelles pour participer à des sessions de travail du think-tank New Pact for Europe... Ce dernier personnage, qui défend l'idée d'une véritable « République européenne » réellement supranationale, afin de pouvoir dépasser les intérêts particuliers des Etats-nations sans cesse en conflit avec l'intérêt commun, porte sans doute le plus directement la propre position de l'écrivain, européen convaincu. Mais néanmoins critique, l'humour, l'ironie et le sens de l'absurde du romancier autrichien s'appliquant à tout et à tous, rêves utopiques compris.
Robert Menasse, qui a publié en 2015 l'essai Un messager pour l'Europe : un plaidoyer contre les nationalismes (Buchet-Chastel), s'est installé à Bruxelles pendant trois ans pour enquêter. Précis politique, roman social, fable existentielle, polar - au début du roman, un meurtre est commis dans la chambre d'un hôtel du centre-ville -, La capitale, porté par des convictions fortes et un grand souffle littéraire,emprunte allègrement à tous ces genres.
La capitale - Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
Verdier
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 24 euros ; 448 p.
ISBN: 9782378560102