En 2014, le narrateur, qui racontera tout au long de son récit un certain nombre d’épisodes de sa douloureuse histoire familiale, venant de Bangkok, s’installe à Kanchanaburi, à la frontière birmane. Là même où, durant la dernière guerre, les Japonais firent construire par des prisonniers alliés, essentiellement des Anglais, ainsi que des civils indigènes réduits en esclavage, un pont sur la rivière Kwaï, censé permettre l’invasion de l’Inde par l’armée nipponne. On sait que ce funeste projet a échoué, et le pont lui-même a vite été détruit par les bombardements des alliés. Mais sa construction a coûté la vie, dans des conditions atroces, à environ 16 000 personnes.
L’épisode a été raconté magistralement en 1952 dans un roman, Le pont de la rivière Kwaï, par Pierre Boulle (1912-1994), lequel, avant de devenir un écrivain riche et célèbre (La planète des singes, c’est lui aussi), s’était engagé dans la France libre, envoyé comme agent en Asie du Sud-Est. C’est là qu’il avait trouvé son sujet, lequel a été non moins brillamment porté à l’écran en 1957 par David Lean dans The bridge at the river Kwai, avec Alec Guinness et William Holden en vedettes. On ne sait trop pourquoi, évoquant ce contexte, Vincent Hein, qui "n’aime pas Pierre Boulle", le juge "cauteleux et opportuniste", et son livre "réactionnaire et colonialiste". Côté écrivains-voyageurs, il lui préfère Cendrars, Kessel ou Michaux, ce qui est son droit.
Séjournant à Kanchanaburi, tout en décrivant le pays, le narrateur se remémore un certain nombre de membres de sa famille, en lien avec l’histoire de l’Asie. Ainsi son grand-père paternel, qui avait 12 ans en 1926 - l’année où Hiro-Hito devient empereur du Japon. Un Lorrain de la région de Thionville qui avait été enrôlé de force dans l’armée allemande, et a joué, jusqu’à sa mort, un rôle majeur dans l’éducation du gamin, lui lisant notamment Ivanhoé. Hanté par les guerres, les massacres, Vincent Hein, qui a visité tous les mémoriaux, de Douaumont à l’Unité 731, près d’Harbin, un camp de concentration japonais en terre chinoise, évoque aussi ses oncles résistants, trois tués, un autre déporté au Struthof, en Alsace, torturé, massacré, revenu vivant mais infirme. Le reste de sa vie fut un long calvaire.
Difficile de synthétiser plus ce livre qui se veut un roman, touffu, ramifié, riche, grave; nostalgique aussi d’un monde, celui de l’enfance, qui meurt en même temps que ceux qui nous l’ont offert: un grand-père, un père… A la fin, il faut quitter Kanchanaburi, et "tenter de vivre". J.-C. P.