L'amitié qui lia Alexis Leger, alias Saint-John Perse, et Gulbenkian pendant dix années, où ils ne se virent pas une seule fois, est de ces relations rares. 1946 : le poète a quitté la France après avoir été limogé de ses fonctions au Quai d'Orsay en 1940, et vit d'une maigre bourse de littérature à Washington. De l'autre côté de l'Atlantique, le milliardaire s'est retiré à Lisbonne. Les Allemands, qui ont mis à sac l'appartement de Leger, n'ont pas touché à l'hôtel particulier de l'Arménien, fondateur indispensable de la Turkish Oil Company.
Mais dans l'immédiat après-guerre, le poète perd brutalement sa mère. Touché par la délicatesse que Gulbenkian met à se souvenir d'elle, il lui envoie une lettre pleine de désespoir filial et matériel. Gulbenkian, prétextant un besoin d'informations, lui propose une subvention mensuelle ; c'est le début d'un échange parfois distendu, jamais interrompu, durant lequel le ton de déférence un peu servile adopté d'abord par Leger se transforme en une sollicitude admirative, tandis que l'homme d'affaires perd sa verve paternelle pour laisser transparaître les inquiétudes du grand âge. Parlant d'horticulture, du Grand Nord ou de manuscrits précieux, les deux hommes se révèlent dans une intimité que leur vie publique a masquée.
Ces 44 lettres donnent aussi un aperçu rare des premières années de la guerre froide : pronostics optimistes de Leger sur la bombe atomique, critiques de De Gaulle, cet homme "livresque" ; colères de Gulbenkian qui fustige la politique occidentale au Moyen-Orient, "fortement teintée d'ignorance et d'infatuation". Saint-John Perse ajoute : "je n'ai pas revu personnellement Churchill (il couvait un gros rhume qui a éclaté à New York)" ; Gulbenkian l'envoie acheter deux Goya et de la vitamine B.
Mais c'est peut-être quand le poète s'en mêle que cette amitié secrète est la plus évidente. De Floride, il écrit : "L'absolu de ma ligne d'horizon est rompu seulement par un lointain défilé de navires pétroliers, [...] et je pense à ces grandes entreprises où votre main s'est exercée jadis, comme en jouant". L'amitié, un pont transatlantique entre le pétrole et le lyrisme.