Le temps passe sur nos admirations. Il m’arrive souvent d’oublier à quel point les livres de Bernard Frank m’ont influencé. À quel point le lire m’a conduit à me trouver. Vu le nombre de ses tentatives de nager à contre-courant d’une certaine reconnaissance, peut-être aurait-il aimé qu’on ne le cite pas. Je lis l’essai très élégant de Martine de Rabaudy, Une saison avec Bernard Frank , qui vient de paraître chez Flammarion. Je dis élégant car c’est un livre qui a une belle façon de survoler toute la vie de Frank, ses coups d’éclat et de paresse, avec de nombreuses citations, on sent qu’il est là, qu’il est entièrement là à travers les pages, et pourtant on le ressent justement comme le parfait passager de sa propre vie. Par fidélité à ce qu’il était, à l’angoisse évidente du pompeux et du posthume, c’est un essai qui prend la main pour naviguer dans les eaux alcoolisées du mythe Frank. En ce sens, c’est une vie qui a l’allure d’une saison. Mythe de Frank. Oui, le pauvre, je crois bien qu’il doit s’y résoudre maintenant. Et peut-être qu’il avait comprit qu’une vie vaut bien plus qu’une œuvre. Qu’on retiendra de lui tout ce qu’il n’a pas fait. Qu’on retiendra la paresse et l’ivresse, et cette façon pirouette de mourir en dînant avec son cardiologue.   Dès son plus jeune âge, il a publié des romans devenus cultes. Sagan possédait du succès pour deux. Et cela lui suffisait. « Si j’avais trop écrit, j’aurais fini par avoir du succès » a t-il redouté. Il a préféré demeurer dans une aura douillette, la posture de celui qu’on respecte par le vide. Je me suis demandé : à trop écrire, n’aurait-il pas gâté la gloire récoltée par sa paresse ? Le costume du génie semblait se proposer à lui bien plus vite par l’absence. Il y a incontestablement un mythe du vide, une fascination pour ceux qui ne font pas tellement ils savent qu’ils peuvent. Il y a dans l’intelligence supérieure une lassitude de ce qu’on maîtrise. Le roman atteint, si vite atteint, si excellemment atteint, ne lui offrait plus le moindre intérêt. C’est assez similaire chez Michel Butor. C’est son aisance des mots qui l’a poussé à la paresse ; inversement, les laborieux encombrent.   Ainsi, il a distillé avec délicatesse ; par chroniques ; par aphorismes. Aucune amplitude, jamais. Ces aphorismes et pensées, Stéphanie Leclair a eu la bonne idée de les recueillir il y a quelques années, dans un livre paru au Cherche Midi. Et Flammarion publie une nouvelle édition de Solde , préfacée par son ami Jean-Paul Kauffmann, où l’on peut lire peut-être la clé : «  J’avais voulu être un écrivain, j’allais l’être. J’avais voulu étonner, j’étonnais. J’avais voulu être aimé par de belles personnes, les belles personnes seraient au rendez-vous. J’avais dû avoir des désirs trop pauvres, des désirs trop réalisables, des folies trop terre à terre. Qu’ai-je fait depuis vingt-cinq ans sinon traîner une réussite initiale en maugréant contre elle parce qu’elle m’est devenue lourde comme un boulet ?  »  
15.10 2013

Les dernières
actualités