Kairos est le dieu grec du moment opportun, doté d’une houppette que l’habile qui a du nez saisit pour l’attraper. L’éminent avocat en droit d’auteur, l’insigne créateur et/ou directeur de collections telles que « Grands détectives », « Domaine étranger » chez 10/18, « Pavillons » chez Robert Laffont, « Texto » chez Tallandier… Jean-Claude Zylberstein a toujours fait preuve d’une agilité certaine et d’un sacré flair. Mais dans son cas, on peut dire que Kairos est venu à lui – la chance n’a cessé de lui tendre la main, voire de lui faire la courte échelle. Rien ne destinait ce fils de petits commerçants juifs polonais né en 1938 à occuper une telle place dans le monde du livre, il ne l’ambitionnait même pas. Jean-Claude Zylberstein est « tombé dans la marmite de la culture par hasard, grâce à des gens
formidables », les Lauverjon, des restaurateurs amis de ses parents, qui le recueillirent chez eux pendant l’Occupation. Ces années noires, où nombre d’enfants juifs comme le petit Jean-Claude virent leurs parents expédiés vers les camps de la mort ou furent eux-mêmes déportés, ont été pour le futur éditeur paradoxalement heureuses. Le bambin vivait au milieu des numéros de L’Illustration du bon aubergiste et dans la joyeuse ambiance de l’hôtel-restaurant où on lui apprenait des chansons de Maurice Chevalier.
Dans son appartement du 5e arrondissement, tapissé de livres – couvertures mythiques et un portrait du maître de céans en juge Ti –, l’homme à la tête chenue mais qui porte beau est d’une élégante décontraction. Son franc-parler tranche avec les accents mellifluents du milieu des éditeurs. « A ma façon, je suis une espèce de parvenu », confesse-
t-il, un brin provocateur vis-à-vis d’une profession qui compte encore en son sein pas mal d’héritiers. Ambitieux par accident?? A Rastignac, ce stendhalien devant l’Eternel préférera Julien Sorel ou Fabrice del Dongo. « Ce sont mes métiers qui m’ont choisi, pour parler comme Jean Paulhan », dont l’avocat-éditeur est l’exécuteur testamentaire.
Dans la vie, Zylberstein, c’est l’action plutôt que l’intrigue, et une bonne dose de plaisir?: « J’ai eu beau beaucoup travailler dans ma vie, avoir souvent la tête dans le guidon, jamais je n’ai eu le sentiment d’avoir fait des efforts. » Côté littérature, c’est l’aventure comme intrigue, il tient Joseph Kessel pour l’un des plus grands romanciers français. Barthes, Foucault, Derrida, les hérauts de la French Theory, ne sont pas sa tasse de thé. Son goût à lui, à rebours de toute une génération structuraliste, le porte vers des auteurs étrangers avec un sens de la narration chevillé au corps, qu’il n’aura eu de cesse de faire traduire. Foin des théories, Jean-Claude Zylberstein c’est le concept du page-turner avant l’heure. « J’aime les raconteurs d’histoires, la littérature mainstream », affirme-t-il sans vergogne, « comme Fleur Pellerin », la ministre de la Culture qui lui avait confié la même prédilection pour le souffle romanesque en lui remettant en 2014 l’insigne de commandeur de la Légion d’honneur. Encore que « grand public » en l’espèce ne soit pas en contradiction avec exigence, eu égard aux monstres littéraires qu’a publiés Jean-Claude Zylberstein. Contemporains méconnus à l’époque en France comme Joan Didion, Jim Harrison, Bret Easton Ellis, ou pépites retrouvées, des rééditions de titres épuisés ou censément passés de mode (« j’étais scandalisé que ces écrivains que j’adorais ne soient disponibles que chez les libraires d’occasion »)?: Stefan Zweig, E.M. Forster, Somerset Maugham, Graham Greene.
La lecture, c’est avant tout le plaisir de lecture. Et s’il est un dieu sous l’égide duquel s’est placé toute sa vie l’octogénaire, c’est Eros. Désir de lire et d’éditer, désir tout court. « Jeune, se souvient-il, je passais mes journées à écouter de la musique et à lire, et à courir les filles?; évidemment, cela laissait peu de temps pour le reste. »
Un des ténors de la propriété intellectuelle
Désespérant ses proches, Jean-Claude Zylberstein avait commencé des études de droit, qu’il abandonna vite pour faire des piges de-ci de-là, notamment des critiques de jazz (son autre passion) ou pour piloter une collection de polars. Longtemps il a été considéré par les siens comme un dilettante. « Pire que ça?! Entre 20 et 30 ans, je me suis vraiment senti en marge. Le droit?? Quand je voyais l’avocat de mes parents, que des baux commerciaux, des divorces, de temps en temps, une petite affaire au pénal… merci, très peu pour moi. » Jusqu’à ce que… Encore le dieu Kairos?? Ou simplement la baraka. Zylberstein est enfin salarié, aux Presses de la Cité comme directeur de la collection « Mystère » quand survient « un malentendu » entre lui et Sven Nielsen le nouveau patron. Sa position devenait intenable. Les choses vont toutefois s’arranger par l’entremise du grand Simenon, auteur maison. Mais pas dans le sens qu’on l’eût imaginé?: il obtient d’être licencié. Grâce au chômage, il
reprend des études de droit, « à 30 ans passés?! ». Cette fois dans une spécialité dont il n’avait jamais eu idée qu’elle existât?: les droits d’auteur. Après un stage chez Me Georges Kiejman, il sera à son tour l’un des ténors de la propriété intellectuelle.
Mais au cours de cette brillante carrière, la chance a eu, en vérité, un visage?: Marie-Christine, son épouse, fille du professeur Bernard Halpern, « la lumière qui n’a cessé de guider [s]es pas ». En 2016, la lumière s’éteint, c’est à elle que le veuf inconsolé dédie ces
Souvenirs d’un chasseur de trésors littéraires – « la petite fée qui avait transformé
une citrouille en carrosse ».
Si ces Mémoires sont fascinants parce qu’on y croise le Who’s who de l’édition française – Christian Bourgois, Jérôme Lindon, Jean-Marc Roberts… sans oublier son grand ami Bernard de Fallois, le « grand artificier » des coups (jusqu’à la fin, confer le succès de Joël Dicker) –, on retient surtout du maître son vibrant plaidoyer pour la lecture?: « Je ne suis pas particulièrement altruiste. Mais qui n’a rêvé d’un monde meilleur?? J’avais reçu tant de bien de la lecture que d’une certaine façon je souhaitais en partager les bienfaits avec le plus grand nombre. La lecture est une fête,
mais cette fête-là n’est pas innocente?:
elle peut vous changer la vie. » Lui est toujours de la party. Avec encore dans sa manche « une nouvelle petite collection ».
Souvenirs d’un chasseur de trésors littéraires
Allary éditions
Tirage: NC
Prix: 22,90 €, 448 p.
ISBN: -:HSMDRA=\XWXX0
En dates Zylberstein
1938
Naissance à Paris
1941-1944
Caché à Brunoy (aujourd’hui,
dans l’Essonne) chez les Lauverjon
1964
Découvre l’œuvre de Jean Paulhan
1966
Rencontre Marie-Christine Halpern,
commence à écrire dans « Le Nouvel Observateur »
1970
Fait la connaissance
de Bernard de Fallois
1973
Devient avocat
1980-1983
Crée « Domaine étranger »
puis « Grands détectives » chez 10/18