Et si c’était Bernard Malamud qui se cachait derrière Mitka, la figure d’un écrivain malchanceux? "Mon travail c’est le désastre", affirme celui-ci. Tout "dépend de la manière dont on voit la vie", lui rétorque une vieille dame. Rehaussé de petites lunettes, le regard de l’écrivain juif américain était fortement marqué par le fatalisme. Un prisme dans lequel sont emprisonnés de superbes héros, inspirant Philip Roth ou Jonathan Safran Foer. "Sans argent ni plaisir dans l’existence", ils souffrent tous "d’une anxiété croissante, à la limite du désarroi". C’est ce qui les rend à la fois si attachants et si résolument modernes.
Les personnages malamudiens rêvent pourtant de dépasser leur destin. A l’instar de leur père littéraire, fils d’un petit épicier de quartier, à Brooklyn. L’auteur, en soif de reconnaissance, n’a cessé de donner vie aux oubliés du rêve américain: les exilés, les étrangers, les mal-aimés, les Juifs ou les solitaires. Après le mémorable Commis (Rivages, 2016), le voici avec de savoureuses nouvelles. Une parfaite porte d’entrée pour découvrir son œuvre. Voyez Fidelman, le peintre raté, ou Kessler, le petit vieux désespéré s’accrochant à son logement comme si c’était le dernier lambeau de sa vie.
Le tailleur Manischewitz, à l’image du Juif errant, a subi quantité d’épreuves. "Une telle avalanche de misère dépassait l’entendement. C’était scandaleux, injuste car il avait toujours été pieux." Or voilà que Dieu lui envoie un ange noir, totalement décalé. "La dame du lac" taille dans les grandes questions existentielles, tout en nous offrant une fable, sur fond d’amour et d’Histoire, digne de Stefan Zweig.
Chaque nouvelle constitue la couche d’un mille feuille obscur, aux accents de Woody Allen dénonçant l’absurdité de la condition humaine. "La paix, vous seul pourrez la trouver." Inutile de se fourvoyer, la liberté n’est pas simple à acquérir. Malamud, traduit par Josée Kamoun, saisit au plus près cette ligne de crête entre le tragique, le mélancolique, la tendresse, la détresse, l’humour et l’espoir. Tout comme Sobel, "réfugié polonais", serons-nous sauvés par les livres? "Il lisait pour savoir." K. E.