Quinze ans de travail pour tenter de résoudre l'énigme d'une vie de trente ans. Cela peut paraître beaucoup. Mais il fallait bien à Jean-Luc Bitton ce temps pour se saisir de celui de Jacques Rigaut. Car que peut-on dire d'un suicide ? Très peu de choses. C'est pour cela qu'il faut contourner le sujet comme on contourne le vide pour ne pas y tomber. Rigaut a tellement parlé de sa non-vie qu'on finissait par oublier qu'il attendait la mort, au point de vouloir se la donner.
La dimension de cette biographie peut impressionner au regard de la brièveté de cette existence. C'est que Jean-Luc Bitton ne nous parle pas que de Jacques Rigaud. Il l'enveloppe dans son époque, dans ce moment surréaliste des années 1920 dont il entrevoit déjà la fin avant qu'il n'ait commencé. Voilà pourquoi on entre dans ce travail comme par effraction, un peu gêné et fasciné en même temps de découvrir les affres d'un homme perdu dans son désir d'inexistence.
Jean-Luc Bitton s'est laissé prendre par cette vie comme on se laisse prendre par son enquête méticuleuse mais jamais lassante. On y côtoie ceux qui transformèrent la littérature en grand tintamarre, les Tzara, Picabia, Ray, Duchamp, Soupault, Breton et deux autres désespérés du mouvement, Jacques Vaché et René Crevel.
En fin de compte Rigaut fut celui qui représenta le mieux les dadaïstes jusqu'à l'extrême, jusqu'à en imaginer la fin, jusqu'à exercer une influence décisive tout en ne prétendant le contraire : « Essayez, si vous le pouvez, d'arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière. » Impossible en effet. Ce serait comme vouloir arrêter la balle qu'il se tire le 6 novembre 1929 en plein cœur. Un cœur de trente ans et déjà fatigué d'avoir trop battu.
Certes, il faut ajouter les drogues, l'alcool, les femmes. « Tant que je n'aurai pas surmonté le goût du plaisir, je serai sensible au vertige du suicide, je le sais bien. » Il y a chez lui une addiction au néant, à la vacuité nécessaire qui se niche derrière le plaisir. Son ami Drieu La Rochelle avait compris ce « feu follet » dont il tira une nouvelle puis un roman bouleversant.
« Toute identité suppose toujours sa disparition », note Annie Le Brun dans sa préface. Jacques Rigaut a fini par ne plus se voir dans les miroirs. Le désir s'effaçait avec la vie elle-même. Celui qui se disait « chercheur de sommeil » n'a laissé que quelques lettres déchirantes, un récit, un projet d'Agence générale du suicide et des bouts de rien qu'il envisageait comme un tout. Jean-Luc Bitton redonne de la cohérence à cette vie fragmentée. Il nous emporte dans une vaste interrogation sur le sens d'un destin : on ne naît pas seul, mais se suicide-t-on seul ? Grand connaisseur d'Emmanuel Bove, autre auteur notoirement méconnu dont la vie fut d'une discrétion totale, il élève une stèle à cet écrivain sans œuvre dont les formules continuent de hanter. « Je préférerais vivre, mais je fais ce que je peux. »
Jacques Rigaut, le suicidé magnifique - Préface d'Annie Le Brun
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 35 euros ; 320 p.
ISBN: 9782072713224