Vous connaissiez le physicien, voici l'esthéticien ! Mais d'emblée une précision : Carl Einstein (1885-1940) n'est pas le neveu d'Albert Einstein. L'historien de l'art n'a aucun lien de parenté avec le père de la relativité. Il est vrai qu'ils vécurent à la même époque, qu'ils auraient pu se rencontrer et que le premier fut sans doute impressionné par la découverte du second. Pensez, un espace-temps qui se dilate... De quoi fasciner les cubistes, or c'était justement la spécialité de Carl Einstein.
Son Art du XXe siècle, publié en 1930 en Allemagne, n'a rien perdu de son acuité. C'est un livre clair, précis, exigeant, un livre formidable pour ce qu'il nous dit des artistes et de leurs oeuvres, un livre qui fait voir. On y sent une curiosité vive comme celle qui animait son compatriote, lui aussi d'origine berlinoise, Walter Benjamin. Il s'en dégage également une forte passion pour le cubisme, à l'instar de son ami Daniel Henry Kahnweiler.
En fondant la revue Documents avec Michel Leiris, Georges Bataille et Georges Wildenstein, Carl Einstein introduit en France les méthodes de l'ethnologie allemande dans l'analyse de l'art. Mais l'historien n'en dédaigne pas pour autant la politique. En juillet 1936, au début de la guerre d'Espagne, il s'engage aux côtés des anarcho-syndicalistes dans la Colonne Durruti. Revenu en France, il est interné au camp de Bassens, près de Bordeaux, puis relâché. Par peur d'une nouvelle arrestation, il se suicide près de Pau, le 5 juillet 1940.
Le livre est à la hauteur du personnage. Courageux. L'introduction, dense, résume les grandes transformations de l'art occidental. Une sorte de Malraux qui n'arrêterait pas de respirer... Avec, comme lui, le sens de la formule quand il parle du "primitivisme tectonique" de Cézanne, ou de Van Gogh qui "pousse la manière impressionniste jusqu'au symbolisme religieux". La suite est composée de chapitres sur les précurseurs, le cubisme, le futurisme, l'expressionnisme, où défilent Matisse, Derain, Picasso avec "sa chute volontaire dans les profondeurs de l'intuition", Braque, Miró, Nolde, Otto Dix, Chagall, Kandinsky, Klee... Un musée extraordinaire avec un guide hors pair qui considère que l'art existe pour changer le monde. "L'artiste doué se distingue avant tout par un manque complet de considération pour lui-même, et il peut, pour cette raison, renfermer en lui-même le déroulement de plusieurs générations, tout en le transformant."
Quand on considère que cet Art du XXe siècle a été écrit dans les années 1920, on est stupéfait par sa justesse, qui vaut pour les quatre-vingts années qui vont suivre. L'oeuvre de Carl Einstein commence donc à être disponible en français. Il reste notamment à traduire La fabrication des fictions (Die Fabrikation der Fiktionen), un recueil de textes écrits dans les années 1930 assez virulent contre le surréalisme et qui ne sera publié en Allemagne qu'en 1973...