On pleurait beaucoup à Rome. Et surtout il fallait que cela se sache. Ainsi les hommes politiques n’hésitaient pas à verser quelques larmes, souvent de crocodile, devant le corps de leurs ennemis. Sarah Rey (université de Valenciennes) a trouvé un sujet original qu’elle exploite avec finesse. Si de nombreuses notes parsèment le texte, c’est seulement pour montrer les sources. Car le récit, d’une fluidité exemplaire, fait qu’on se passionne pour ces antiques pleureurs.
D’autant, nous explique Sarah Rey, maître de conférences en histoire ancienne, que leurs larmes n’ont rien à voir avec les nôtres. Même si au Japon des responsables politiques peuvent encore aujourd’hui publiquement pleurer sur leurs fautes ou si Obama a eu une poussée lacrymale après un massacre consécutif à la législation sur les armes aux Etats-Unis, on n’imagine pas Trump ou Poutine sortir leur mouchoir. D’ailleurs les larmes d’Obama avaient été interprétées comme une faiblesse. Alors qu’à l’époque de Cicéron, chialer pouvait à la fois vous sortir d’un sacré pétrin et faire grimper votre cote de popularité auprès des âmes sensibles.
On apprend ainsi quantité de choses sur ces appels aux larmes. Par exemple, que les Grecs furent de grands pleureurs, bien avant d’avoir appris le montant de la dette qu’ils devraient rembourser à l’Europe, ou que les statues pleuraient aussi dans la cité éternelle.
Les larmes se retrouvent impliquées dans une série de contextes rituels qui expriment les moments de fragilité des Romains. "Les larmes de Rome ne sont pas les nôtres, elles revêtent un sens national", révèle l’historienne. Voilà pourquoi ces larmes fatales nous paraissent étranges, et même très étrangères à nos émotions actuelles. Aujourd’hui, on pleure par compassion, par tristesse, par douleur. Hier on pleurait d’abord sur soi, tel Jules César sur une statue d’Alexandre le Grand. Les sanglots d’alors ne sont pas que longs, ils sont politiques.
Certes, le peuple pleure aussi, mais avec discrétion et souvent dans la souffrance. Les larmes coulent d’abord en famille, au moment du deuil. On pleure les morts, surtout quand ils ne lèguent pas ce qu’on espérait. Avec le passage au christianisme, on sanglote, mais cela relève de la pénitence, de la consolation, des lamentations. Alors que Cicéron, véritable pleureur du barreau, bricole dans la vérité émotive. L’orateur en larmes mise sur le pathos pour l’emporter. Pour les philosophes, en revanche, elles sont inutiles. On doit les contenir et s’en méfier.
"Les larmes permettent de parcourir tout le spectre de l’affliction." Elles permettent surtout à Sarah Rey d’esquisser une histoire de la faiblesse. "Les Romains sont des sentimentaux qui s’en défendent." Outrées ou simulées, ces effusions peuvent être tangibles. Elles constituent également des jalons de la vie politique antique. En circulant dans cette Rome pleurante, on apprend que l’art de gouverner devient l’art de pleurer à bon escient. Aujourd’hui, on appellerait cela la communication. Laurent Lemire