Cinquième roman de Scholastique Mukasonga, auteure du beau Notre-Dame du Nil, prix Renaudot 2012, Cœur tambour tire une nouvelle fois son inspiration profonde du Rwanda, son pays natal. Habilement construit en deux grandes parties, comme les mouvements d’une symphonie, suivies d’un court épilogue, le roman s’attache à une héroïne hors normes : une chanteuse Kitami de son nom de scène, surnommée "l’Amazone noire" pour son caractère ombrageux, son autorité, voire sa violence.
La première partie se déroule alors que Kitami est morte, dans son domaine de Plymouth, sur l’île de Montserrat, où elle s’était retirée et vivait assez seule, son groupe s’étant dispersé. Sa mort - meurtre, suicide ? - demeure obscure. Elle a laissé un récit de sa jeunesse au Rwanda, que publie un journaliste, le narrateur, où elle se raconte sans fard. Lui, pour sa part, reconstitue sa carrière d’artiste inspirée, avec son "Chant", une espèce de transe qui lui est venue lycéenne, alors qu’elle interprétait du gospel dans une chorale de Kigali. Son groupe, des musiciens rastas jamaïcain, antillais, africain, passés par New York, rencontrés au Rwanda, puis emmenés en tournée dans le monde entier. Et ses tambours, surtout Ruguina ("le Rouge"), avec qui elle entretient une relation mystique, charnelle.
Née Prisca, "petite fille rêveuse et solitaire" dans une famille pauvre de la minorité tutsi, elle est vite initiée aux cultes animistes, et se vit comme une incarnation de la déesse Nyabingui. Une espèce de sorcière, avec des pouvoirs redoutés, objet à la fois de crainte et d’adulation. A l’acmé de sa carrière, Kitami était l’objet d’un véritable culte, comme l’idole d’une secte païenne. Cela lui est sans doute monté à la tête.
En flash-back, dans la deuxième partie, retour à Kigali et à la jeune Prisca. Bonne élève chez les pères de la Mission, puis chanteuse qui a reçu son don, elle ne pourra aller à l’université, en raison des quotas imposés aux Tutsi par la majorité hutu au pouvoir. Pour échapper à cette discrimination, et au mariage qu’on veut lui imposer avec un Hutu afin de "purifier" la race, elle va bénéficier d’un coup de chance inouï : le passage dans sa ville des "Américains", un groupe de musiciens rastas (James, Jean-Baptiste, Livingstone), avec qui elle se lie, que son talent impressionne, et qui la placeront à leur tête. Avec le Rouge, ils l’exfiltreront vers le Burundi.
On connaît la suite. Quant à sa mort, conservons jusqu’à la fin le mystère qu’a voulu y mettre Scholastique Mukasonga, au meilleur de son talent. J.-C. P.