Je n’avais pas prévu de reparler de Wikipédia de sitôt, puisqu’aussi bien on sait tout le dégoût que m’inspire cette aventure. Mais c’est François Gèze, le PDG de La Découverte, avec qui je participais hier à un débat sur France Culture, qui m’y incite. Voici en effet ce qu’il vient de découvrir : tapez « Affaire Dreyfus » dans Google. La notice de Wikipédia relative au sujet arrive (hélas, hélas, hélas…) en tête de liste. Ouvrez-la. Descendez à la bibliographie, presque tout en bas. Et là, en première référence, on lit : •Henri Dutrait-Crozon, « Précis de l’Affaire Dreyfus, etc. », 3 ème édition, Paris 1938. Avec ce commentaire, en toutes lettres : « Ouvrage fondamental à consulter en priorité ». François Gèze m’a expliqué qu’il avait aussitôt alerté la Ligue des Droits de l’Homme. Je m’étonne presque que le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), dont on sait la vigilance, et qui a depuis longtemps le Dutrait-Crozon dans son collimateur, n’ait pas encore eu vent de cette histoire. Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, voici ce qu’en écrivait Pierre Vidal-Naquet. Le texte ci-dessous, extrait de « Mes affaires Dreyfus », figure in-extenso sur un site (www.pierre-vidal-naquet.net) ouvert voici à peine plus d’un mois par des amis de l’historien disparu en juillet dernier, et qui se proposent de servir sa mémoire de différentes façons (ils ont notamment organisée une Journée d’hommage à la BNF le 10 novembre). Voici cet extrait. J’ai moi-même recoupé des passages, indiquant, selon l’usage, chaque coupe par le symbole : (…) « Dans la littérature antidreyfusarde, il existe, à côté des pamphlets enflammés de Barrès ou des éructations folles de Drumont, voire du premier livre de Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants , avec son exaltation des démonstrations démentes de Bertillon, un livre qui a éduqué une génération d’hommes et de femmes d’Action française, c’est le Précis de l’affaire Dreyfus signé Henri Dutrait-Crozon, pseudonyme de deux officiers d’Action française, les colonels Frédéric Delebecque et Georges Larpent. (…) Le premier travail de ces deux « savants » a été publié en 1905 : Joseph Reinach historien. Révision de l’histoire de l’affaire Dreyfus , avec une préface de Charles Maurras – vous savez que Maurras s’écria lorsqu’il s’entendit condamner en 1945 : « C’est la revanche de Dreyfus. » (…) Après leur livre de 1905, les Dutrait-Crozon publieront en 1909 leur Précis de l’affaire Dreyfus , qui fut réédité en 1924, édition dite définitive, puis en 1938. J’ai longtemps possédé un exemplaire de cette dernière édition qui, comme me l’a fait remarquer François Hartog, se présente comme un Lehrbuch allemand, avec la table des matières au début. Il a été mis à jour après la publication des Carnets de Schwartzkoppen (l’attaché militaire allemand à Paris), parus après sa mort et relatant les visites qu’il reçut d’Esterhazy (tout cela est aujourd’hui archiconnu, grâce notamment aux travaux de Marcel Thomas). Nos hommes d’Action française écrivaient : « Mais que vaut ce témoignage, c’est ce que bien peu de gens se sont donné la peine de rechercher. » Et naturellement, à leurs yeux, ce témoignage ne vaut rien. Grâce aux enfants de Madeleine Rebérioux, je possède maintenant l’édition de 1924, dite définitive. On y lit par exemple ceci, page 47, à propos de l’état d’esprit de la défense de Dreyfus après la dégradation : « On cherchait déjà un agent pour trouver quelqu’un à substituer au condamné. » Si on se reporte à la référence, on verra que Dreyfus et les siens demandaient en réalité que l’on cherche le vrai coupable. Esterhazy sera défini par les Dutrait-Crozon comme l’homme de paille des Juifs ayant imité l’écriture de Dreyfus… Tout cela a quelque chose de vertigineux et qui continue à me frapper de stupeur. J’éprouve le même sentiment en lisant le livre d’Arthur Butz, The Hoax of the XXth Century , (L’escroquerie du XXe siècle), c’est-à-dire les chambres à gaz hitlériennes. Livre qui, comme le Dutrait-Crozon, se vend présentement comme livre d’histoire, avec tout l’appareil nécessaire. Il n’y manque qu’une chose, une petite chose que je me permets d’appeler la vérité, humble fille qui sort toute nue du puits. Il faut bien reconnaître que ces falsifications ont fait des progrès par rapport au R. P. Loriquet qui, au temps de la Restauration, écrivait dans un manuel que la France avait été quelque temps commandée par le marquis de Buonaparte, général en chef des Armées du Roy… Il arrive que le positivisme ait du bon, mais l’imitation du positivisme telle que la pratiquèrent et Dutrait-Crozon et Butz a de quoi nous plonger dans un abîme de perplexité ». Merci à François Gèze de nous avoir signalé cette « malencontreuse erreur », sans doute, comme ne manqueront pas de la minimiser les zélateurs de Wikipédia. L’ennui, c’est que sans même descendre jusqu’à cette note, il y a de quoi être alerté par le petit texte introductif de l’article lui-même. On y lit, en résumé de l’Affaire, qu’elle est « considérée par l’historiographie comme l'un des épisodes fondateurs par ses conséquences de la politique française contemporaine et de l'idéologie républicaine dominante encore aujourd'hui ». Voilà, en soi, une phrase qui ne veut strictement rien dire. Sauf pour un public « averti », qui justement, n’a que mépris pour « l’idéologie républicaine dominante ». La formule tient tout à la fois du clin d’œil complice et du message subliminal à destination des futurs nouveaux convertis.
15.10 2013

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