Un jeune séminariste abat en pleine messe son ancienne maîtresse dont il a été le précepteur des enfants, le drame inspire à Stendhal l'idée du Rouge et le noir ; Dostoïevski lit le procès du poète-assassin lyonnais Lacenaire et imagine le meurtre froid de Raskolnikov dans Crime et châtiment. La liste est longue des écrivains qui se nourrissent de faits divers. S'agit-il encore de littérature ou de reportage bien ficelé ? Chez Régis Jauffret, pas de doute, c'est le réel brut arraché au prosaïsme de la vie par la virtuosité de l'écriture. L'auteur d'Univers, univers (Verticales, 2003) avait suivi l'affaire Stern. Résultat : Sévère (Seuil, 2011), une passion glaçante relatée du point de vue de l'amante homicide du banquier.
Avec Claustria, Jauffret mène l'enquête, direction Amstetten, en Basse-Autriche. L'Autriche, patrie de Mozart, Freud, Wittgenstein, Hitler... et Josef Fritzl. Cas d'inceste dépassant l'entendement par son abomination : Fritzl enferme sa fille Elisabeth dans le sous-sol de sa maison pendant vingt-quatre ans et lui fait sept enfants dont six survivent. Les trois aînés vont habiter "en haut" avec lui et sa femme à qui il fait croire qu'ils ont été abandonnés par Elisabeth désormais enrôlée dans une secte ; les plus jeunes vivront dans la cave avec leur mère, de leur naissance jusqu'à leur libération en 2008. En 2009, Régis Jauffret se rend plusieurs fois sur les lieux du crime, "cornaqué" par son interprète Nina, une Autrichienne de la haute bourgeoisie qui connaît bien la mentalité d'un pays où il est de rigueur d'accommoder tout le monde : de fait, dans l'ancienne "victime" de l'Anschluss, pas de travail de dénazification. Policiers, psychiatres, experts en acoustique... le romancier rencontre tous ceux qui sont censés débrouiller cette monstruosité inédite. Comment comprendre Fritzl ? "Devant lui la psychiatrie rendait les armes. Un petit homme ennuyeux et gris qui se fondait dans la foule des braves gens et des salauds ordinaires dont chacun contribue à grossir la cohorte." Quant à la version officielle, elle contredit les faits, les spécialistes affirment en privé que la cave n'était pas insonorisée puisque l'eau s'y infiltrait par temps de pluie. Les locataires de Fritzl qui louait le rez-de-chaussée se plaignaient d'entendre des pleurs de nourrissons, des cris de viols et de films porno... C'est que l'image de l'Autriche doit être sauve. "Ma plus grande angoisse c'est qu'il y ait d'autres caves", avoue l'auteur de Claustria qui rappelle que c'est dans cette nation de carte postale qu'eut lieu l'affaire Kampusch, autre cas de rapt d'enfant et de séquestration.
L'oeuvre de Jauffret trahit son intérêt pour les situations "borderline", la face obscure de l'humanité ; ici, c'est de l'opacité du mal qu'il s'agit, mais l'entêtant leitmotiv de Claustria est l'angoissante relativité de la vérité - la coexistence d'une civilisation parallèle durant vingt-quatre ans de captivité. Les enfants du sous-sol, tels les hommes dans le mythe de la caverne de Platon prenant les ombres pour le vrai, ne savaient rien d'autre du réel que ce que leur donnait à voir la télévision.