Bien malin qui pourrait établir, à la lecture du top 20 des meilleures ventes de livres de ces quinze années, ce qui fait l'essence d'un best-seller. Un mini-pamphlet célébrant l'esprit de résistance et écoulé à 2,2 millions d'exemplaires (Indignez-vous !, Stéphane Hessel) y précède une bande dessinée devenue un monument de notre patrimoine culturel (Astérix, Jean-Yves Ferri, Didier Conrad), mais aussi un roman de développement personnel (Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n'en as qu'une, Raphaëlle Giordano), ou une romance érotique tendance SM chic (Fifty Shades, E. L. James). Quels liens peut-on établir entre Riad Sattouf et Yuval Noah Harari, le chaman Miguel Ruiz et Emmanuel Carrère, tous présents dans les tops des ventes 2020 ? Interrogés sur la façon de bâtir, aujourd'hui, un grand succès de librairie, les éditeurs de fiction et de non-fiction bottent généralement en touche. Il sera question de « travail acharné », de « bouche-à-oreille », de « planètes qui s'alignent ».
Imprévisible
« Il est très rare que l'on puisse prévoir un best-seller, c'est justement ce qui est jouissif dans l'édition », s'exclame ainsi Laure Aline, l'éditrice de Cyril Lignac chez La Martinière, le carton cuisine de l'année. Le best-seller, cet inconnu, structure pourtant le marché du livre. En 2020, « 1,5 % des titres vendus concentrent plus de 50 % du chiffre d'affaires, et 47 % des volumes vendus », observe Camille Oriot, responsable des données pour le marché du livre chez GfK. Sans constater une réelle accélération du phénomène de best-sellerisation, la consultante pointe l'augmentation significative de l'offre. En 2005, sur 412 150 références vendues, 396 livres ont dépassé les 50 000 exemplaires. Quinze ans plus tard, 369 livres ont dépassé ce seuil mais pour un nombre de titres disponibles qui s'élève à 754 689 (+83 %). « De plus en plus de titres parus, mais pas plus qui font leur chemin vers les strates de ventes supérieures », résume Camille Oriot. « Toute l'édition essaie d'avoir des titres best-sellerisables, c'est une sorte de miroir aux alouettes qui a conduit à la surproduction que l'on connaît », tacle de son côté Pascal Thuot, directeur de la librairie Millepages, à Vincennes.
Le règne de l'auteur-marque
Le phénomène des best-sellers fascine en ce moment jusqu'aux très sérieuses sphères universitaires. Après la parution en novembre de L'écrivain comme marque (Sorbonne Université Presses) d'Adeline Wrona et Marie-Eve Thérenty, c'est au tour de Sylvie Ducas, professeur de littérature française contemporaine, Olivier Bessard-Banquy, spécialiste des lettres et de l'édition, et Alexandre Gefen, critique et chercheur, de tenter de l'analyser dans Best-sellers, l'industrie du succès, riche ouvrage collectif paru début janvier chez Armand Colin. Pour eux, cet obscur objet de désir n'est, au fond, qu'un « livre qui se vend à des gens qui la plupart du temps ne lisent pas ou n'achètent ».
« Le best-seller a évidemment une typologie mouvante », explique Sylvie Ducas, douchant les espoirs de ceux qui espéraient la recette miracle. « Le succès signale soit un véritable engouement populaire, comme ce fut le cas d'En attendant Bojangles, d'Olivier Bourdeaut (Finitude, 2016), soit une réussite dans la mobilisation d'un lectorat appâté, comme dans le cas de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes, 2014) », relève son coauteur Olivier Bessard-Banquy, qui distingue également les succès de hasard des volumes conçus pour toucher le grand public. « Les succès programmés peuvent être bons du point de vue de l'efficacité narrative, mais s'ils visent le très grand public ils sont par définition pensés pour aller vers les goûts et les univers des lectorats visés. Cela leur enlève toute spécificité. Ce n'est pas un hasard si les intrigues de Musso par exemple se situent entre Santa Barbara et Miami. Les publics visés ne sont-ils pas amateurs de séries US ? », questionne l'universitaire et ancien éditeur, en évoquant aussi les « produits mondialisés » tels que Fifty Shades, que seul le groupe Hachette peut porter.
Avec Guillaume Musso, mais aussi Marc Lévy, Katherine Pancol, Aurélie Valognes ou Virginie Grimaldi, ces auteurs boudés par les critiques mais que l'on voit partout dans les trains ou sur les plages et qui signent, avec une précision de métronome, un roman par an, l'édition s'est recentrée autour de l'écrivain-marque : au-delà du livre, c'est le nom de l'auteur qui, ayant valeur de label, et grâce à un storytelling orchestré, parvient à enclencher les ventes. Le segment de la littérature grand public, vivier de best-sellers, attire d'ailleurs depuis quelques années des maisons littéraires cherchant à élargir leur cible. Ainsi du Seuil, qui a recruté il y a trois ans Bénédicte Lombardo, venue de Michel Lafon, pour développer la fiction grand public, ou de Grasset qui a assumé une production plus commerciale avec La tresse, de Lætitia Colombani, un roman sur le destin lié de trois femmes qui a fait enfler les enchères à l'étranger avant de devenir le succès de l'été 2017.
Pas de place pour le hasard
Bernard Fixot, qui a signé Marc Levy chez Robert Laffont en 2000 avant de partir créer les éditions XO et de lancer Guillaume Musso, ne revendique aucun « flair » particulier, « simplement un goût des autres, et une volonté de renouer avec la tradition des auteurs qui racontent des histoires ». La machine XO, qui a aussi révélé plus récemment Bernard Minier et Nicolas Beuglet, est tout de même bien rodée. Vingt titres par an seulement, mais tirés au minimum à 15 000 exemplaires, et soutenus par une publicité massive, notamment en radio. Pour le dernier Marc Lévy, Sophie Charnavel « n'a rien laissé au hasard : le texte a été surtravaillé, et le lancement peaufiné », indique la directrice de Robert Laffont, à l'image de ce qui a été opéré chez Fayard pour orchestrer au mieux la parution des mémoires de Barack Obama, Une terre promise, qui a terminé 2020 en tête du Top « essais et documents ». « Il y a de moins en moins de place pour le hasard, qui fait peu de miracles sur ce marché encombré, mais pour le bouche-à-oreille, plus que jamais », affirme de son côté Gilles Haéri, président d'Albin Michel, expliquant se tourner vers « des actions ciblées de communication littéraire vers les libraires ou dans l'univers du marketing digital », plus efficaces que la publicité traditionnelle, pour lancer de nouveaux auteurs.
Ce que disent les succès surprise
Et que dire des succès inattendus ? Ces petits tirages initiaux défiant toutes les projections, ces long-sellers qui durent parce qu'on se passe le mot ? « Un best-seller inattendu, c'est toujours significatif d'une sensibilité, de préoccupations nouvelles. Il possède une part d'originalité, et il accompagne une vague qui monte », détaille Alexandre Gefen, en prenant l'exemple du Da Vinci Code, « qui a su anticiper la tendance complotiste qui allait arriver quelques années plus tard aux États-Unis ». Raphaëlle Giordano, avec Ta deuxième vie..., « a quasiment créé un segment à elle toute seule », remarque Julie Cartier, directrice générale adjointe d'Univers Poche et directrice de Pocket. « Quant à Michel Bussi, il a inventé un genre intéressant, de la littérature à énigmes et à twists, mais l'air de rien », analyse l'éditrice, qui publie ses romans en poche.
Rien ne destinait le chef Cyril Lignac, malgré son fort capital sympathie, à dépasser dans le top annuel Ken Follett ou J. K. Rowling avec ses Fait maison. « Mais la cuisine a été quelque chose de très fédérateur dans ce moment d'incertitude qu'était le confinement, et outre les lives qu'il donnait régulièrement, ou l'émission quotidienne « Tous en cuisine », sur M6, les recettes des livres Fait Maison que les lecteurs pouvaient tester et partager avec leurs amis ont été une bouffée d'oxygène pour beaucoup de Français », constate Laure Aline. Quant à la Youtubeuse Léna Situations, elle a répondu, elle aussi, au besoin d'une certaine jeunesse « en diffusant un message positif qui a plu aussi aux parents », décrypte son éditrice chez Robert Laffont, Aurélie Ouazan. Les scores de la jeune femme sont assez exceptionnels pour une influenceuse, mais le segment est à surveiller, pour Olivier Bessard-Banquy, qui juge que les maisons d'édition française « ne font pas encore la distinction entre des influenceurs très suivis mais par des gens peu réactifs, et d'autres affichant moins de followers mais capables de réellement fédérer ». Sylvie Ducas met elle en garde contre un virage trop « fabriqué » de la production, en quête du prochain « best » : « L'édition doit réfléchir à la façon de rester un marché de l'offre et non pas de la seule demande. Sinon, elle ne sera qu'un nain de jardin dans un marché de blockbusters déjà dominé par les séries sur Netflix. »