L’homme occidental se comporte comme un enfant gâté. Il oublie son passé et se moque du futur. Ne se sentant l’obligé de rien ni de personne, il vit son présent sans grandeur d’âme. C’était le diagnostic prémonitoire que José Ortega y Gasset (1883-1955) posait en 1930 dans La révolte des masses (Les Belles Lettres, 2010), sans conteste son livre majeur. Puisque la vie nous est donnée - on ne la choisit pas -, il considérait que la moindre des choses serait de la respecter.
Dans les deux essais publiés chez Allia, on retrouve cette dimension d’élévation, de choix dans l’action et de discernement. Dans L’histoire comme système, Ortega y Gasset estime que les croyances et les convictions déterminent l’état de l’homme, mais aussi celui d’un peuple ou d’une époque. "Les croyances forment le soubassement, l’assise la plus profonde de l’architecture de notre vie." Or, pour le philosophe espagnol du XXe siècle, la vie est urgence, "elle a immédiatement besoin de savoir à quoi s’en tenir". Cette urgence doit donc devenir sa méthode de vérité pour éclaircir ses relations avec le monde. Ceux qui veulent remettre au lendemain cette obligation en seront pour leurs frais.
On retrouve ici le sens de la formule, l’effet de style qui dévoile la méthode et la subtilité dans l’utilisation du langage. Pour Ortega y Gasset, l’homme est un drame et sa vie "un événement pur et universel qui survient à chacun". Vivre se résume au choix de préférer une action à une autre. C’est ainsi que l’on se connaît et que l’on se construit. Ce thème très fort et surtout très symbolique de la reconstruction dans l’Allemagne de l’après-guerre est extrêmement présent dans Le mythe de l’homme derrière la technique. Lors du colloque de Darmstadt (1951) où intervint Heidegger, Ortega y Gasset s’était exprimé en allemand pour expliquer que l’homme était certes technicien, mais que ce nouveau monde de la technique n’était qu’un "gigantesque appareil orthopédique". Au moment où les interrogations sur la nature et l’écologie se font plus intenses, la réflexion d’Ortega y Gasset s’avère plus que jamais éclairante. L. L.