Il n'y a pas de statue du commandeur que l'on ne doive ébrécher. Celle de Jean Renoir, sans doute considéré par la doxa cinéphile comme le plus grand cinéaste français de l'Histoire, l'avait déjà été lors de la publication de sa Correspondance 1913-1978 (Plon, 1998), qui révélait un homme plus hésitant et finalement complexe que l'image sulpicienne qu'avaient donnée de lui les ex-jeunes loups de la nouvelle vague. Aujourd'hui, dans une biographie aussi magistrale que dense, elle est mise à bas par le critique de cinéma et écrivain Pascal Mérigeau. Qui lui substitue un monument, certes plus contrasté, mais plus beau encore, plus essentiel à la compréhension de l'homme sans rien retirer du génie de l'artiste.
Mille cent pages. Il fallait ça sans doute pour rendre enfin pleinement justice à cet homme qui aura passé sa vie à ne pas se laisser saisir, faisant en sorte d'offrir à tous et à chacun le visage qu'ils en attendaient. Et Zelig, malgré quelques chaudes alertes, finira toujours par retomber sur ses pieds... Cette vie-là (1894-1979) est une traversée du siècle, c'est entendu. Sous la plume de Mérigeau, c'en est aussi une explication possible, voire une métaphore. L'histoire de l'enfant d'un génie (Renoir, le peintre), que 14-18 détruit précocement ; que les années 1920 révèlent en dandy dissipé, personnage à la Morand conduisant trop vite ses Bugatti ; qui se réinvente en communiste lors du Front populaire, moins par conviction en somme que pour faire plaisir à sa femme ; qui, plus tard, aura toutes les faiblesses, tant pour Mussolini que pour l'avènement de Vichy ; qui se refait une virginité politique en s'exilant aux Etats-Unis dès 1941. Le plus français des cinéastes ne s'est jamais senti mieux qu'en Californie, et même après-guerre, lorsque tout, et surtout les jeunes turcs de la critique, conspirait à son retour en France, il ne retraversa jamais vraiment l'Atlantique, sauf pour tourner les films qu'Hollywood ne lui permettait plus de faire et recevoir les hommages dus à son rang.
Avec une empathie qui ne s'autorise aucune complaisance et une rigueur qui force l'admiration, Mérigeau, aidé en cela par l'amitié qui le lie à Alain Renoir, le fils de Jean, suit à la trace cet homme qui ne fut jamais très facile à suivre... Assez proche en cela de cet Octave qu'il interprète dans ce qui demeure son chef-d'oeuvre, La règle du jeu, Renoir tient du vieil enfant génial, capricieux, à qui pourtant on ne la fait pas. Matois, retors, brisant les codes sociaux par la connaissance qu'il en a et sa fantaisie propre, il ne se soumet guère qu'à une idée très haute de sa liberté. Contrairement à ses jeunes disciples cinéphiles dont il encouragea benoîtement l'idolâtrie, le cinéma lui est un moyen et non une fin. De toute façon, les fins, ce n'était pas son truc ; et s'il en faut vraiment une, disons qu'il était à lui-même une fin en soi.
Jean Renoir, Pascal Mérigeau, Flammarion, tirage : 6 000 ex. 27 euros, 1104 pages, ISBN : 978-2-08-121055-4. Sortie : 3 octobre.