C'est en 1987 qu'une jeune journaliste italienne, Leopoldina Pallotta della Torre, se mit en tête de réaliser, pour le quotidien La Stampa, une interview de Marguerite Duras. A ce moment-là, l'auteur de L'amant, grâce à son Goncourt triomphal (Minuit, 1984), était passé de son statut d'écrivain culte et "difficile", pour happy few, lequel lui collait à la peau depuis ses débuts, à celui de diva, de star planétaire, voire de vache sacrée. Elle en a d'ailleurs profité et joué amplement jusqu'à sa mort, savourant, non sans un certain cynisme provocateur, un confort qu'elle estimait bien mérité. Par exemple, en Italie, à propos de Mondadori qui était devenu son éditeur, avec des conditions financières sans doute royales, elle dit : "Je suis toujours contente quand on me paye davantage."
Même si elle n'a jamais été avare de sa parole, se prêtant à d'innombrables entretiens dont certains, comme Les parleuses (avec Xavière Gauthier, Minuit, 1974) ou La vie matérielle (avec Jérôme Beaujour, P.O.L, 1987), ont même constitué des livres intégrés à son oeuvre, Duras se fit d'abord tirer l'oreille. Refus, lapins, rebuffades. Jusqu'à ce que, le nom de son amie Inge Feltrinelli ayant servi de sésame, elle finisse par accepter. Deux ans de rencontres en ont découlé, avec une sorte de complicité, on n'ose dire d'amitié.
Ce qui est sûr, c'est que Leopoldina, avec un mélange de modestie et d'habileté, est parvenue à apprivoiser Marguerite, laquelle pouvait être terrible ("Quelque chose de sauvage demeure en moi", aimait-elle à répéter), voire à la confesser, à lui faire confier des choses qu'elle n'avait pas forcément dites auparavant. Sur sa carrière, difficile, sur l'argent, on l'a vu, sur l'écriture ("Un souffle, incorrigible..."), sur les hommes et l'homosexualité ("Le vrai compagnon de vie d'un homme [...] ne peut être qu'un autre homme.") ; ou encore sur l'engagement politique ("ça ne sert à rien"), et le féminisme, qu'elle contestait : "Le grand esprit est androgyne. Viser à certaines féminisations de l'art est une grosse erreur des femmes. En se créant cette spécificité, elles limitent la portée même de leur propos."
Dix-sept ans bientôt après sa mort, Duras nous surprend toujours, et se réjouira sûrement de susciter encore quelques polémiques, posthumes. Leopoldina Pallotta Della Torre, elle, avait traduit en italien et publié ses entretiens durassiens en 1989 chez La Tartaruga, livre épuisé depuis des lustres. René de Ceccatty l'a retrouvé, retraduit en français, ou plutôt, dans la mesure du possible, en "duras".