« Une certaine sympathie pour Tennesse Williams » a inspiré, il y a plus de vingt ans, à Charles Sprawson l'envie de se mettre à l'eau partout où l'écrivain s'était baigné. Entre autres, dans sa maison abandonnée de Key West, dans « la vase verte de sa piscine au milieu d'une jungle de plantes tropicales », puis de « plonger seul et nu dans les eaux de source des bassins marmoréens de l'Athletic Club de La Nouvelle-Orléans ». « Après quoi je ne pouvais que soumettre mon corps aux mains du Masseur noir qui mutile le pauvre employé dans la nouvelle de Williams et qui continue de hanter ces parages. » The haunts of the black masseur : the swimmer as hero, titre original de ce récit paru en 1992 que Nevicata a la riche idée de traduire pour la première fois en français, est le seul du chroniqueur et marchand d'art Charles Sprawson.
Ce livre culte, s'il suit le fil d'un récit personnel, est avant tout une histoire littéraire et symbolique de la nage, de l'Antiquité au milieu du XXe siècle. Une ode à ceux qui ont le « sens de l'eau », la qualité essentielle du nageur selon le champion australien Murray Rose, qui a tant impressionné le jeune Charles Sprawson né en 1941 en Inde. C'est là que l'auteur anglais a vécu ses expériences fondatrices de baignade avant que son père, directeur d'école, n'installe sa famille à Benghazi, sur les côtes libyennes où naîtra sa conscience de la « dimension homérique de la nage ».
Dans Héros et nageurs, qui frappe par l'abondance de ses références, il traque donc dans la mythologie et les arts les traces de cinq mille ans de passions aquatiques. Grecs et Romains occupent une grande partie du récit. Puis, ses compatriotes, « considérés comme les meilleurs nageurs du monde » au XIXe siècle, en passant par les héros de l'eau nordiques, et, à une époque plus récente, allemands, américains et japonais. La nage en mer, en étang, en piscine. La nage comme sport, comme exercice spirituel, comme hygiène, comme discipline rituelle. La nage comme affranchissement, comme connexion à un monde préhistorique. Et le plongeon introduit comme discipline par les Suédois héros des Jeux olympiques de 1900 à Paris... dans la Seine. Sprawson ausculte aussi la psychologie particulière des nageurs, leur « ego d'ichtyosaure » selon Powys, détaille l'évolution des différents styles de nage (les grenouilles anglaises élevées comme modèles pour la brasse, « le crawl "moulinant" » des deux Amérindiens qui « stupéfièrent » les Londoniens en 1945 et inspira l'iconique Johnny Tarzan Weissmuller...
Des intrépides aux « nageurs de surface », des amateurs de baignades interdites aux spécialistes du saut de l'ange, il y a toutes sortes de héros de l'eau dans ce récit passionnant. Ces légendes font d'ailleurs l'objet d'un essai qui paraît le 6 juin Le nageur et ses démons (éditions Bourin). Sprawson livre aussi une galerie peuplée d'écrivains : l'obsédé Shelley « qui n'apprit jamais à nager », Swinburne, qui entretenait une « affinité érotique, névrotique avec l'eau », Flaubert ou Paul Valéry, qui parlait, lui, d'« une fornication avec l'onde », mais aussi Goethe, Thomas Mann, London, Whitman, Melville, John Cheever, Zelda Fitzgerald, Gide ou encore Mishima. Mais c'est à Byron, « le lord nageur », que Charles Sprawson rend l'hommage le plus explicite. Comme le poète qui a traversé à la nage le 3 mai 1810, le Hellespont, le mythologique détroit des Dardanelles, il a parcouru lui aussi, près de deux cents ans après Byron, les deux kilomètres qui séparent les deux rives. En nage indienne. Véronique Rossignol
Héros et nageurs - Traduit de l’anglais et présenté par Guillaume Villeneuve
Nevicata
Tirage: NC
Prix: 22 euros ; 288 p.
ISBN: 978-2-87523-139-0