Schulz c’est l’anti-Gombrowicz. Autant l’un, cosmopolite, d’origine aristocratique, est flamboyant, autant l’autre, provincial, fils d’un drapier juif, est dans un effacement quasi masochiste. Mais ces deux-là étaient amis et des représentants insignes de l’effervescence intellectuelle de la Pologne d’avant-guerre. Schulz, également dessinateur illustre le Ferdydurke de 1938. Quant à Gombrowicz, il n’a jamais cessé de reconnaître le talent singulier de l’auteur des Boutiques de cannelle.
Mais dans cette histoire culturelle polonaise une personne semble avoir été occultée, comme sortie de la vie de Bruno Schulz qu’elle partagea pourtant un temps. Józefina Szelinska fut pendant quatre ans muse et compagne de l’écrivain et artiste "démoniste" à l’onirisme sombre. Leur correspondance est partie en fumée dans l’incendie de la maison des parents de Józefina près de Lwów (aujourd’hui Lviv en Ukraine) où elle l’avait conservée. Dans La fiancée de Bruno Schulz, traduit du polonais mais dont l’idée originelle lui a été soufflée par son éditeur français, Agata Tuszynska s’est plongée dans l’existence de "Juna" et retrace la passion qui unit la professeure de littérature d’une école de filles de Drohobycz et le génie maudit, écrivain alors en herbe, qui, lui, enseignait le dessin. Pas une simple enquête, non, mais un de ces romans qui restituent le vrai des sentiments grâce à l’intuition fictionnelle et par le truchement d’une écriture sensitive. L’amour mue les hasards en destin. Ils s’étaient croisés fortuitement fin 1932, elle se souvient d’un automne clément : "Elle ne portait toujours pas de manteau. Les nouvelles du monde ne troublaient pas encore la vie quotidienne. Les couleurs du désespoir ne dardaient pas à l’horizon."
Au printemps de l’année suivante, un collègue de Schulz demande à Józefina de la part de ce dernier trop timide pour le faire directement de bien vouloir poser pour lui. Une excuse sans doute. "L’artiste au regard magnétique" et à l’air de petit garçon (il a en fait 41 ans et elle 28) l’appelle bientôt "Juna", elle devient sa déesse, la femme "immémoriale" dont il baise les pieds comme dans les clichés-verre de son Livre idolâtre. Ils vivent d’amour et de culture, ensemble ils traduisent Kafka. Il l’entraîne dans son univers - la relation sublimée au père, l’utopique shtetl des origines, un Drohobycz féerique. "Il ne voyait pasla nature de manière physique, mais toujours par le prisme de lectures, de tableaux, d’association d’idées."
Elle est son seul lien avec le réel. En 1937, il rompt avec ce lien et meurt cinq ans plus tard, abattu d’une balle dans la nuque par un gestapiste. Elle, au-delà de la mort et jusqu’à son propre suicide, la veille du centenaire de Bruno, lui sera fidèle. Sean J. Rose