C’est une explosion de couleurs au service d’un récit d’une infinie noirceur. Du parcours malheureusement courant et pourtant édifiant de deux enfants obligés de quitter l’Afrique pour échapper au massacre, le dramaturge, comédien et scénariste Vincent Zabus et Hippolyte, au dessin, ont fait un conte, une épopée fantastique somptueusement restituée à l’encre et à l’aquarelle.
Comme dans Blast, de Manu Larcenet (Dargaud), cela commence par un interrogatoire de police à partir duquel toute l’histoire va être reconstituée. Prostré sur une mauvaise chaise dans un bureau sommaire, un jeune garçon au bout du rouleau est sommé de justifier sa demande d’asile. Et de reprendre les étapes d’un périple épuisant et angoissant : l’irruption de cavaliers sanguinaires, la destruction du foyer familial, la disparition des parents, la fuite sans espoir de retour avec sa petite sœur effrayée, les mauvaises rencontres, la violence et sans cesse la présence ambivalente, rassurante et inquiétante à la fois des fantômes du passé, des âmes mortes, ces « ombres » qui donnent son titre à l’album. « Les ombres de ceux qui sont morts continuent d’errer sur le chemin. Celle de mon père nous suivait depuis le début », explique le garçon.
La course éperdue des deux orphelins, dans l’incertitude permanente du lendemain, revêt pour eux une forme d’irréalité qu’Hippolyte s’attache à reproduire. Les représentant tels des revenants, le visage masqué, flottant dans d’amples voiles blancs, il les fait évoluer dans un monde à demi fantasmatique, où le cauchemar quotidien rejoint les cauchemars de l’enfance. Le passeur fourbe est un serpent avide à la langue fourchue, avalant tout l’argent de ses clients avant de les engloutir eux-mêmes ; le pays rêvé un labyrinthe obscur et hostile. Issu de la rencontre de Vincent Zabus avec des exilés dans un foyer de Liège, mis en scène au théâtre avant la bande dessinée, Les ombres est marqué du sceau de la désespérance. Fabrice Piault