Quiconque cherche à savoir ce que fait vraiment la télévision, et qu’elle se garde bien de dire, (et d’ailleurs il lui faudrait le savoir, ce qu’elle fait, et elle ne le sait pas), devra intégrer à sa documentation l’ouvrage de Patrick Tudoret L’Ecrivain sacrifié, vie et mort de l'émission littéraire (1). Ce livre a une portée plus générale, je pense, que son sujet affiché. Je n’en parlerai cependant que sous l’angle de la chose écrite et ce qu’on pourrait appeler son espace d’apparition. Tudoret distingue trois étapes dans l’histoire de l’émission littéraire. La « paléo-télévision » (emblème : Lectures pour tous ), qui approche respectueusement l’écrivain afin de recueillir son auguste parole. La « néo-télévision » ensuite ( Apostrophes ), où c’est l’écrivain qui doit s’estimer heureux d’être invité, à charge pour lui d’« être bon », de bien faire « sa promo ». L’étape enfin de la « sur-télévision », déité obèse qui n’a plus d’autre moteur que son narcissisme vorace, et fait de l’écrivain un ilote occasionnel, parmi d’autres, dans le divertissement ou le talk-show devenus la seule « œuvre » qui compte pour elle. >Ce tableau très brièvement résumé ici dit l’essentiel. Il explique, je crois, ce qui à mon avis est une hostilité de principe, ou une radicale incompatibilité d’humeur, entre les livres et la télévision. Depuis des années, on ne crée plus d’émissions littéraires que par une espèce de remords. Puis on les chasse des bonnes heures d’écoute. Puis on prend prétexte de leur faible audience pour les supprimer. Jusqu’au prochain remords. Depuis le temps que ça dure, il faudrait quand même admettre que ce n’est pas accidentel, mais bel et bien structurel. Il ne serait pas difficile, après tout, de traiter dignement les livres, les auteurs, la vie littéraire et intellectuelle à la télévision ; si, toutes chaines confondues, elle leur consacrait seulement 20% du temps qu’elle consacre aux sports, ce serait merveilleux. Or, il n’en est pas question. On présuppose que ça va ennuyer le public. Les auteurs (et les journalistes qui tentent de les soutenir) sont priés de se contorsionner pour être intéressants. Jamais ils ne peuvent être assez séduisants, jamais ils ne peuvent trouver des « concepts » assez originaux ! Tandis que le même éternel sportif interchangeable, en sueur, bredouillant à longueur de JT, tous les jours, toute l’année, qu’il est content d’avoir gagné, ou désolé d’avoir perdu, on ne dit jamais que c’est ennuyeux. Il y a donc derrière ce mauvais prétexte une autre raison, qui rend le mariage livre-télévision aussi impossible que celui de l’huile et de l’eau. Cela me renvoie à mon dada : la temporalité. Le temps de la télé est immédiat, performatif ; c’est ce que l’on appelle étrangement du « temps réel ». Alors que le temps des œuvres est celui du décalage et de la lenteur. Je pense que la télévision y est adverse d’instinct, et par nature ; elle le rejette comme un organisme rejette une greffe. Il suffit de regarder n’importe quel talk-show pour comprendre qu’elle est une machine à retirer la parole. Ce que montre parfaitement Patrick Tudoret, je crois, c’est qu’après vingt ou trente ans de balbutiements, la télévision est enfin devenue elle-même.   * Une amie m’explique qu’en rangeant sa bibliothèque elle a retrouvé un de mes romans, Les Clandestins. « Seigneur ! (m’exclamé-je, horrifié) J’espère que tu as foutu ça au rancart… C’est le plus raté de tous mes romans… Complètement à côté de la plaque… » Hélas, non : elle l’a conservé. Avec quelques autres, heureusement : il paraît que j’occupe une vingtaine de centimètres de rayon. Ce qui m’emplit d’orgueil. Mais quand même ! Les Clandestins ! Que j’ai retiré de la liste « du même auteur » ! Car je l’ai retiré. Ce qui m’a valu vingt fois cette amicale remontrance : « Comment ça ? Tu renies ton œuvre ? » Eh bien oui. En tout cas, celle-là. Je la renie. Farpaitement. Et même, c’est mon droit. Ça s’appelle : droit moral. Et plus précisément droit de retrait, ou de repentir. « Mon œuvre », je n’en ai pas une très haute idée, mais je m’efforce au moins de constituer quelque chose qui me convienne. Ça se fait par additions et soustractions. Assumer ce livre aujourd’hui, ce serait comme me contraindre à porter une vieille veste démodée d’il y a vingt ans, au motif qu’elle n’est pas tout à fait usée. On conclura au narcissisme effréné des écrivains, et l’on n’aura pas tort. Mais croyez-moi, ça se paie cher. (1) coédition INA/BDL
15.10 2013

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