Essai/France 23 janvier Emmanuel Todd

Les Français sont-ils des Gaulois réfractaires ? Pire : des réfractaires doublés de grincheux ? Jamais contents les Français, toujours à se plaindre, à ne pas vouloir bouger. Or ça bouge, ça a déjà bougé ! Maastricht, l'euro, la libre circulation des biens et des personnes, la nouvelle économie, l'essor du tertiaire... Et puis on a des atouts, ajoutent les experts : une jeunesse de plus en plus diplômée, un taux de fécondité à faire pâlir nos voisins cacochymes, etc. La courbe s'inverse, les chiffres sont bons. Tiens, prenez l'euro : « un succès », explique sur France Inter le gouverneur de la banque de France François Villeroy de Galhau, la monnaie unique « a contribué à plutôt bien protéger le pouvoir d'achat des Français » Ça va mieux, renchérissent les analystes, pas eux qui le disent, c'est l'Insee ! La France va mieux, mais curieusement pas les Français. La France a beau avoir avalé la pilule successive des réformes économiques, l'écart entre les 10 % les plus riches et le reste de la population demeurer le même depuis des années, voire s'être resserré, rien à faire : le Gaulois regimbe. Il fait grève, il bat le pavé ; sa panoplie de sans-culotte rétif, en sus du bonnet phrygien, a été complétée par un gilet jaune, il squatte même les ronds-points. Déjà Karl Marx, constatant chez le peuple français un ADN révolutionnaire, en faisait la personnification de la lutte des classes. Alors réfractaires les Français ? En tout cas loin d'être apaisés, comme le montre avec une certaine acuité ironique le nouvel ouvrage d'Emmanuel Todd, La lutte des classes au XXIe siècle.

Le démographe et historien, de nature « optimiste », n'entend certes pas se joindre à la chorale décliniste au diapason d'un Finkielkraut. Empiriste et travaillant sur le temps long, Todd n'observe néanmoins pas l'embellie dépeinte par les élites dirigeantes et leurs affidés médiatiques (politiques, économistes, journalistes acquiescent majoritairement au libre-échangisme et au dogme de l'euro). Quand d'aucuns applaudissent à la « destruction créatrice » (Schumpeter) et pourvoyeuse de nouveaux emplois, Todd pointe la déréliction industrielle ; d'ailleurs, le compte n'y est pas : combien d'emplois dans l'ancienne industrie automobile détruits pour ces fameux jobs de l'avenir dans les nouvelles technologies ou les services ? L'auteur, avec Hervé Le Bras, de L'invention de la France parle de société « serviciée ». Pas besoin d'être un lacanien pour entendre dans ce néologisme « sévice », « asservi » et « vicié » tout à la fois ! Quid des chiffres de l'Insee ? Le prospectiviste répond : « l'Insee n'intègre pas le coût du logement dans son indice des prix... » L'éducation ? Le QI dans les pays industrialisés a baissé, le temps de lecture lors du développement du cerveau de l'enfant ayant lui-même diminué, merci Netflix ! Quant aux études dites supérieures, elles (con)forment les futurs diplômés à des activités en deçà de leurs capacités : les polytechniciens, désormais « prolétaires de l'esprit », deviennent des traders... Dans son livre- du Marx au tamis des statistiques-, Todd analyse tour à tour l'immigration, le populisme, la « rupture macronienne », les nouvelles stratifications sociales, la paupérisation des classes moyennes (les cadres sup pourraient bien se révéler les dindes qui ont voté pour Noël), un pays « en mode aztèque » (maso et autosacrificiel). Et celui qui théorisa sur les « catholiques zombies » de conclure étonnamment avec un petit vibrato quasi mystique, une espérance via le christianisme des origines : l'argent c'est l'ennemi, c'est Jésus qui l'a dit.

Emmanuel Todd
Les luttes de classes en France au XXIe siècle - Avec la contribution de Baptiste Touverey
Seuil
Tirage: 25 000 ex.
Prix: 22 euros ; 384 p.
ISBN: 9782021426823

Les dernières
actualités