Elle était là, présente, dès le début. Dès Anthologie des apparitions (Flammarion, 2004, repris chez J’ai lu) où elle figure sous le nom de Marina. Eva Ionesco, Simon Liberati l’avait naguère croisée au Palace. Lorsqu’elle était une tumultueuse et criarde "petite fée parisienne". Le futur écrivain la voyait alors comme un "minotaure enfant". Une "sirène des années 1950 dessinée par un peintre de foire". "Eva avait treize ans, j’en avais dix-neuf, elle était mon aînée", précise encore Liberati avec son sens inimitable de la formule.
L’auteur de Jayne Mansfield 1967 (Grasset, 2011, prix Femina, repris chez J’ai lu) retrouve Eva des années plus tard. La dame a toujours un regard magnifique et un étrange nez de licorne. Elle vient de tourner My little princess, "film d’autobiographie romancée" qu’il mettra longtemps à voir. Au Trianon, le voici sous la coupe de son regard : "le plus fort appel de l’au-delà que j’aie jamais reçu", écrit-il. A l’époque, Simon Liberati se partage entre Paris - où il séjourne dans des hôtels pour le moins étranges et pousse "jusqu’à l’écœurement" ses dérèglements - et le Valois, "pays littéraire" aux yeux de ce lecteur passionné de Sylvie.
Un dîner de pâtes dans le bas Montmartre les rapproche définitivement. Eva s’impose à lui comme l’être le plus désarmé et le plus brave qui soit. Cette femme qui s’est si souvent perdue qu’elle connaît sa bonne étoile l’aide à mettre un "point d’arrêt" à sa "fuite enavant". Les retrouvailles après trois décennies vont être fructueuses et ils planchent à une adaptation moderne des Petites filles modèles.
Rapidement, Liberati a une idée lumineuse. Et songe au "travail d’élaboration d’une figure romanesque à partir d’une figure vivante". Ce qui donne aujourd’hui Eva. Une " vie ", au sens où l’entendait l’Antiquité. Celle d’une femme qui a été l’héroïne d’un " roman noir ". Une femme dont le mari ne cache pas les mauvais côtés, le caractère abrupt, le "goût réfréné pour le scandale". Une ex-enfant star qui a traversé les fix d’héroïnes, les épisodes délirants, les amphétamines et bien d’autres choses encore. En réussissant à se libérer d’une mère, ancienne danseuse nue à Pigalle, qui a "paré et vendu sa fille comme une artiste de Barnum, une vedette du carny circuit ".
Eva donne le vertige et se lit comme un conte gothique moderne. Parfait meneur de revue, Simon Liberati pousse ici très loin son art du déglingué, du monstrueux. Il affine sa plume, promène le lecteur dans un Paris interlope et dans un passé fantasmagorique. Laissez entrer les fantômes.
Alexandre Fillon