«Pourquoi chercher à ordonner le désordre joyeux de l’amour ? D’où vient ce désir sombre de vouloir éclaircir la belle pénombre des jours perdus ?» écrit à la femme qu’il aime et qui en aime un autre le narrateur de Des jours que je n’ai pas oubliés, héros double de l’écrivain franco-argentin Santiago H. Amigorena qui, avec ce nouveau chapitre, ouvre et ferme la fenêtre la plus viscéralement nostalgique de son édifice autobio-romanesque en chantier depuis quinze ans.
La première défaite (P.O.L, 2012) commençait avec le départ de Philippine, la jeune fille du Premier amour (2004). C’était, dans la première moitié de la décennie 1980, l’odyssée d’une rupture amoureuse : quatre ans de chagrin, 630 pages, des dizaines de personnages secondaires, des voyages sur plusieurs continents (Paris, Venise, Rome, Patmos, Buenos Aires, Montevideo et Punta del Este…). Ici, la blessure est fulgurante, la souffrance amoureuse terrasse. Deux mois après que sa femme, la mère de ses deux fils de 4 et 3 ans, comédienne, est tombée amoureuse d’un autre, le narrateur part seul en Italie, Venise d’abord, Rome ensuite. Il attend qu’elle appelle, lui dise qu’elle souhaite qu’il revienne. Elle appelle mais ne lui demande rien. Dans Rome intime et familière, il marche, traverse la ville la nuit, la contemple du haut des jardins de la villa Médicis, mais l’effet autrefois apaisant de la beauté n’opère plus. La jalousie le brûle. Voilà pour la banalité des faits : le début de la fin d’un couple. A la douceur succède la douleur. L’amoureux défait écrit à la troisième personne, écrit à la première personne, trouve des échos à ses propres mots dans les Poèmes à Lou d’Apollinaire. Il a été scénariste, mais au début de leur histoire, grâce à elle, il s’est attelé à ce «projet assez monstrueux», «la biographie et tout à la fois les œuvres complètes d’un narrateur graphomane animé d’un seul désir - celui de cesser d’écrire». Ecrire est «la coquille devenue avec le temps son unique peau» qui le protège et l’isole du monde. Car écrire pour lui procède depuis toujours de forces contradictoires : se souvenir pour oublier. Oublier pour se souvenir. Se souvenir pour maltraiter son cœur et le pacifier. Ecrire : une torture et une rémission.
Ce n’est pas la première fois qu’écrire est sa raison de ne pas mourir, le sauve de ses tentations suicidaires (sauter dans la Seine, sauter par la fenêtre du cinquième étage), de la morbidité de sa mélancolie. Pris dans la litanie déchirante du jamais plus, dans un chagrin concentré, sans la moindre légèreté, la moindre distance ironique qui traversait le ressassement de La première défaite, le magnétisme de la souffrance est ici dévorant, littéral. Et cette deuxième défaite apparaît d’abord comme la synthèse de toutes les défaites passées et à venir, la défaite de l’amour même. Pourtant, au bout de la nuit de Rome, émerge un soulagement quand le narrateur parvient à accéder à des strates heureuses du passé en revoyant une robe portée aux premiers temps de l’histoire, en sentant au cœur même de la jalousie une tendresse plus forte que la haine. C’est dans l’abandon consenti aux souvenirs également extrêmes du malheur et du bonheur qu’Amigorena trouve une remise de peine. Véronique Rossignol