Il pèse sur la vie de Roland Barthes, sur quiconque prétendrait en faire le récit, comme une curieuse malédiction. La biographie d'un maître à penser est une entreprise vouée à la vanité, à une certaine superficialité. La vie de Barthes n'est pas un "storytelling". Bravant les oukases, certains s'y sont pourtant essayés. Soit, comme chez Eric Marty, Patrick Mauriès ou Chantal Thomas, par la bande, par les contre-allées de la mémoire ; soit plus frontalement, comme dans le cas de la biographie originelle que lui a consacrée Louis-Jean Calvet (Flammarion, 1990) ou du récit d'Hervé Algalarrondo, Les derniers jours de Roland B. (Stock, 2006). Jamais pourtant on n'avait pu disposer d'une biographie aussi fouillée que celle de Marie Gil sous le beau titre un tantinet énigmatique et parfaitement barthésien, Roland Barthes, au lieu de la vie.
Professeure à la Sorbonne et à l'université de Franche-Comté, auteure d'un essai sur Péguy (Cerf, 2011), Marie Gil ne craint pas d'écrire à la première personne du singulier pour résoudre ce qui lui apparaît comme l'une des contradictions inhérentes à son projet. Et surtout pour renverser la doxa biographique selon laquelle la vie est un texte. Ce qui, appliqué à Roland Barthes, à son lent cheminement du sens vers le texte, apparaît comme particulièrement éclairant. On pourra toutefois regretter que l'auteure semble ne jamais tout à fait se départir d'une certaine timidité à affronter plus directement le genre biographique, l'accompagnant d'autant "d'explications de textes" comme autant de repentirs. Pourtant, la vie de Barthes, ces "quatre temps" - ainsi que Marie Gil les définit (la "préhistoire" ou Barthes avant l'écriture, le « moment sociologique", le "moment structuraliste » et le « moment romanesque") - sont traversés avec une belle détermination, un entêtement prolifique. La dernière page de cet énorme volume refermée, on ne peut plus s'y tromper : la vie de Roland Barthes est un roman. Très exactement, ce roman introuvable, cette "Vita nova" dans lesquels l'essayiste et apprenti romancier épuisa ses dernières années.